
La théorie de la stratégie du choc a été présentée par Naomi Klein dans son livre – paru en 2007 – dont le titre complet est « La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre ». Elle a prolongé sa présentation en 2009, au moment de la crise financière des subprimes, par un documentaire bâti autour d’images d’archives.
Naomie Klein nous explique que des désastres de tout ordre (catastrophes naturelles, guerre, attentats, coup d’état, répression policière ou militaire) plongent les populations dans un état de choc psychologique qui permet aux gouvernants, avant que les gens n’aient eu le temps de se ressaisir et de sortir de leur focalisation sur leur survie et sur l’urgence, d’appliquer, et j’ose même dire d’imposer, des réformes économiques qualifiées par l’auteure d’ultra-libérales ou hyper-libérales.
Nous dirions aujourd’hui, néolibérales !
Le corpus doctrinaire de ces réformes est issu de l’Ecole de Chicago dont la figure de proue est Milton Friedman. Cette doctrine est toujours celle à laquelle se réfère aujourd’hui encore les chantres du néo-libéralisme.
Comment peut-on résumer la doctrine de l’Ecole de Chicago ?
Lorsque Milton Friedman présentait (et louait) le programme de Margaret Thatcher, il disait : « (son) programme tient en quatre points : coupes dans les dépenses de l’état, baisses d’impôts, désengagement de l’état des secteurs de l’industrie et politique monétaire stable et raisonnable pour faire baisser l’inflation. »
Dans les faits, si l’on se contente juste de constater ce que cela a induit depuis 40 ou 50 ans, cette doctrine implique :
– Les privatisations – et ainsi, l’ouverture à la concurrence – dans tous les secteurs, y compris la santé, l’éducation, la sécurité, le logement social, l’eau, l’énergie, les transports urbains, ferroviaires et aériens, les télécommunications, la culture…Et donc le retrait de l’Etat et la dégénérescence de tous les services publics. Ah ! s’ils pouvaient privatiser la planète entière ! ;
– Le retrait de l’Etat aussi de ses missions régaliennes. Et donc leur privatisation ! ;
– La primauté accordée aux ‘marchés’ supposés efficients et parfaits par une déréglementation financière, bancaire, monétaire, économique, sociale, environnementale. L’« idéal » étant, faut-il le préciser, que les gouvernements soient totalement assujettis aux forces des marchés, leur rôle devant se limiter à supprimer tous les obstacles pouvant entraver leur libre fonctionnement ;
– Le sacrifice de l’environnement, de la nature et aussi, de tous les biens communs sur l’autel de la rentabilité à court terme ;
– Recherche de la rentabilité à court terme qui a conduit à mettre en place une concurrence effrénée entre les pays, les régions, les humains au détriment, s’il le fallait, de leur bien-être immédiat et futur et de leur développement et leur bonheur à moyen et long terme ;
– La marginalisation des syndicats et autres instances représentatives des salariés – mais aussi de tous les corps intermédiaires – laissant ainsi le salarié / le citoyen seul, sans appui, sans soutien ;
– Dit autrement, la destruction de la solidarité sociale, du lien social, du tissu social – en France, de la Fraternité ;
– Le creusement des inégalités, les plus riches s’enrichissant aux dépens des classes moyennes et laborieuses, dans un mouvement cumulatif sans fin ;
[ Et je dois certainement en oublier ! ]
Mais revenons vers le livre !
Quelles applications ont eu les théories de l’Ecole de Chicago ?
Les laudateurs et les apologistes du capitalisme néolibéral, celui que nous connaissons (subissons) à l’heure actuelle, se plaisent à mettre en avant les gouvernements de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. C’est ‘politiquement correct’ mais surtout c’est commode car cela permet d’occulter ce qui s’est passé avant et depuis dans d’autres pays.
Ainsi, le premier ‘exploit’ de Milton Friedman et de l’Ecole de Chicago, le premier pays dans lequel ils ont appliqué leurs théories économiques de la façon la plus brutale est le Chili.
Lorsque Salvador Allende est renversé en 1973 par Augusto Pinochet – appuyé en sous-main par les Etats-Unis, inquiets pour les intérêts de leurs multinationales – les ‘Chicago Boys’ chiliens mirent en œuvre le programme économique qu’ils avaient préparé. Ils profitèrent pour cela du choc de la guerre puis du choc de la peur – et même de la terreur – basé sur la répression de la population, la persécution de tous les opposants de tout ordre et les multiples violations des droits de l’homme. Privatisations, coupes budgétaires, liberté de la circulation des biens, des services et des capitaux venant de l’étranger… Cette politique économique, passée en force, n’a pas marché et déclencha dans les années qui ont suivi, inflation, chômage et surtout, un fort accroissement des inégalités, les riches en bénéficiant au détriment des pauvres. Milton Friedman a pourtant qualifié les résultats économiques de la dictature d’Augusto Pinochet de « miracle chilien ».
Aujourd’hui encore, le Chili est l’un des pays les plus inégalitaires du monde. 1% de la population concentre plus du quart de la richesse du pays. L’accès à l’éducation et aux services de santé d’une large partie de la population est difficile, voire impossible. Fin 2019, des manifestations, parfois violemment réprimées, ont eu lieu et ont été très largement suivies. Les demandes portaient (et portent toujours) sur des réformes profondes du système économique chilien, sur une diminution des inégalités sociales, sur une augmentation des budgets de la santé et de l’éducation ainsi que sur une réforme du système des retraites, directement hérité de la dictature Pinochet. En fait, les revendications portent sur tout l’héritage de Milton Friedman et des Chicago Boys !
C’est le tour, en 1976, de l’Argentine à la suite du putsch militaire mené par le Général Rafael Videla et la mise en place d’une politique de répression féroce. Les Chicago Boys occupèrent alors les principaux postes économiques d’Argentine et mirent en œuvre leur programme ; ce qui entraina des bouleversements économiques et sociaux catastrophiques.
Milton Friedman déclarait pourtant que l’économie de marché allait de pair avec la liberté et la démocratie. Il affirmait que cette politique n’enrichissait pas seulement les élites mais créerait les sociétés les plus libres, que c’était une guerre contre la tyrannie, que capitalisme et liberté avançaient main dans la main. Le contraire de ce qui s’est passé au Chili pendant 17 ans ; le contraire de ce qui s’est passé en Argentine pendant 7 ans !
En 1979, Margaret Thatcher est élue Premier Ministre de Grande-Bretagne. L’année d’après, Ronald Reagan devient président des Etats-Unis d’Amérique. Je ne vais pas m’étendre sur ces deux périodes où le capitalisme néo-libéral le plus sauvage fut mis en œuvre.
Et après ? Ce fut la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’URSS et la chute du communisme en tant que système étatique.
Boris Eltsine prit la tête de la Fédération de Russie en 1991. Appuyés par ses conseillers surnommés, quelle coïncidence, les ‘Chicago Boys’, il mit en œuvre les théories économiques de Milton Friedman ; ce fut le chaos ! Les privatisations de secteurs entiers de l’économie russe dans des conditions douteuses et au profit de quelques ‘businessmen’ s’accompagnèrent d’une très forte baisse du niveau de vie du peuple russe, d’une grande paupérisation de larges pans de sa population et d’une quasi disparition de toute protection sociale. En 1993, afin de ne pas être destitué, il dissout avec l’appui des chars et des canons et avec la bénédiction des chefs d’états occidentaux, le parlement de Russie pourtant démocratiquement élu. Et le néolibéralisme fou des oligarques se déploya de plus belle !
Survint le choc du 11 septembre 2001 ! Un choc de civilisation ? Le Patriot Act fut alors adopté ; il diminuait un certain nombre de libertés fondamentales et dotait l’Etat de larges moyens de surveillance sans transparence et sans quasiment aucun contrôle. Et ce fut la guerre en Afghanistan et Guantanamo.
Puis ce fut, en 2003, la guerre en Irak. Dans ce pays, le choc de la guerre fut immédiatement suivi par le choc de la ‘thérapie économique’ imposée par l’administrateur américain. Dès les premiers mois, les lois classiques de l’Ecole de Chicago furent promulguées. Mais l’argent promis pour la reconstruction profita principalement aux sociétés américaines. La révolte grandissant et devenant de plus en plus violente, il y eut le choc de la répression avec arrestations arbitraires, internements sans jugement et tortures institutionnalisées. Mais cela n’empêcha pas les sociétés américaines, notamment dans le secteur de la sécurité et des armements, de faire des affaires… et des profits. On voit encore aujourd’hui les conséquences de ces années de gouvernance américaine.
L’une des ultimes recommandations de Milton Friedman en matière de politique publique date de début 2006, quelques mois après le passage de l’ouragan Katrina qui dévasta La Nouvelle-Orléans : « Les écoles de La Nouvelle-Orléans sont en ruine comme les maisons de leurs élèves. C’est une tragédie. Mais c’est aussi l’occasion de réformer radicalement le système d’éducation. » Il poussait en fait à la privatisation des écoles publiques de la ville !
Le livre de Naomie Klein s’achève au moment de la crise de 2008.
Dans un prochain article, nous verrons ce qui s’est passé depuis jusqu’à hier.
Ensuite, nous regarderons aujourd’hui. Et aussi, que va-t-il maintenant se passer ?
A suivre donc !