Avertissement : ne pas hésiter à voir l’encadré en fin de cet article et ses quelques rappels permettant de bien le recontextualiser.
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La COP 16 à Cali en Colombie avait la charge de faire passer des mots à l’action.
Elle a enregistré quelques avancées significatives
mais des engagements importants pris antérieurement n’ont pas été tenus.
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La Convention des Nations Unies sur la diversité biologique (COP16) vient de se terminer. Elle était une bonne occasion pour la Colombie de se faire connaître autrement que pour les trafics de drogue, les conflits armés internes ou pour le nombre très élevé des assassinats de défenseurs de l’environnement, principalement des militants des communautés autochtones et paysannes [i].
La Colombie est le quatrième pays le plus riche en biodiversité et elle est la plus diversifiée en termes d’espèces d’oiseaux, de papillons et d’orchidées ; on estime possible d’y trouver 19% des espèces d’animaux de la planète. Elle est ainsi l’un des 17 pays ‘mégadivers’ (‘megadiverse’ en anglais) présents à Cali.
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Des points positifs,
Un accord majeur a été officialisé lors de la COP 16 : la création d’un organe permanent de la Convention sur la diversité biologique représentant les peuples autochtones. Ceux-ci représentent un peu plus de 6% de la population mondiale mais occupent 22% des terres de la planète abritant plus de 80% de la biodiversité mondiale. Le savoir traditionnel de ces peuples, souvent en première ligne pour la protection de la biodiversité et la préservation des écosystèmes contre des intérêts économiques à court-terme (et de courte-vue), est reconnu comme un atout essentiel et en sort sensiblement renforcé. Cet organe leur permettra d’avoir un statut plus important dans les futures négociations liées à la nature et au climat.
Un partage avec les populations locales, y compris avec les peuples autochtones, des bénéfices issus de la « biopiraterie », à savoir l’exploitation économique des ressources naturelles de pays en développement, par le séquençage numérique de l’ADN de plantes, d’animaux ou de microorganisme qui sont spécifiques à ces territoires, a été trouvé. Le texte adopté stipule que les industries pharmaceutiques, cosmétiques, agricoles, alimentaires et biotechnologiques qui utilisent ces ressources devront verser 0,1 % de leur revenu ou 1 % de leurs bénéfices dérivés des données génétiques de la nature au nouveau « Fonds Cali ». Mais ces seuils ne sont qu’indicatifs et il n’y a aucune obligation pour ces entreprises d’y contribuer. Ce qui, on ne peut que le craindre, risque de limiter très fortement le montant de ces versements.
Un texte important qui place la biodiversité au même niveau que la décarbonisation et le changement climatique a aussi été adopté. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES – l’équivalent du GIEC pour la biodiversité) indique dans ses travaux que le changement climatique est une des causes majeures directes du déclin de la biodiversité Cette décision doit permettre de créer des synergies pour solutionner de façon globale et sans (trop) les hiérarchiser ou les opposer les différentes problématiques. Elle devrait aussi permettre une plus grande attention politique et médiatique qu’aujourd’hui aux COP Biodiversité.
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Mais aussi, un échec partiel concernant les engagements des états,
Les stratégies et les plans d’action nationaux de préservation de la biodiversité alignés sur les mesures de l’accord adopté lors de la COP15 à Montréal devaient être présentés à la COP 16. Or seuls 44 des 196 pays ont établi un plan national pour enrayer la perte de biodiversité et pour répondre aux menaces qui pèsent sur elle. Dans le même temps, 119 ont déposé des engagements sur tout ou partie des 23 objectifs du Cadre mondial de Kunming Montréal ; ce document, moins conséquent, était demandé aux pays qui n’ont pas terminé d’élaborer leur stratégie.
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Et un échec majeur sur un sujet primordial : celui des financements.
Les financements en provenance des états des pays riches pour la protection et la restauration de la nature, affichés à hauteur de 20 puis 30 milliards de dollars par an aux horizons 2025 et 2030 à Montréal, sont très éloignés de l’objectif. Les engagements à l’alimentation du Fonds mondial pour la biodiversité (GBFF en anglais) se montent à seulement 400 millions de dollars. Les financements du secteur privé sont quant à eux quasi-totalement absents.
Il faut rappeler que les financements en provenance de toutes les sources (publiques, privées, philanthropiques, domestiques, innovantes sous la forme de taxes, etc…), et allant des pays du Nord vers ceux du Sud afin qu’ils investissent pour protéger et restaurer la biodiversité, sont estimés devoir être de l’ordre de 200 milliards de dollars par an. On en est très loin.
Plus globalement, la prise de conscience par le secteur privé de l’effondrement de la diversité biologique parait très limitée. Autant les dépendances, les impacts (négatifs et éventuellement positifs) et les risques posés par le changement climatique et ses conséquences commencent à être pris en compte aussi bien par les différents acteurs que par les banques et, surtout, par les assureurs, autant ceux liés à la dégradation de la biodiversité et aux destructions des écosystèmes semblent encore, au-delà de la communication sur leurs ambitions, peu pris en compte dans la réflexion stratégique des entreprises, des investisseurs et de leurs financeurs.
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Une COP inachevée.
Le nombre de délégués encore présents étant insuffisant pour constituer le quorum, les débats ont été interrompus le matin du samedi 2 novembre, après près de 24h non-stop de discussions. La clôture formelle des travaux de la COP16 a alors été reportée à une date ultérieure.
Les délégations présentes à Cali n’ont ainsi pas pu se mettre d’accord sur la création d’un nouveau fonds, réclamé par les pays du Sud qui considèrent que le fonds actuel est difficile d’accès, qu’il n’est pas favorable à leurs intérêts et qu’il bénéficie davantage aux pays émergents comme la Chine et le Brésil. Abordé en toute fin de réunion, cette question importante n’a pas pu être réglée.
La problématique des « crédits biodiversité » visant à ‘récompenser’ des actions bénéfiques aux écosystèmes, n’a pas été solutionnée. L’un des 23 objectifs de l’Accord de Kunming-Montréal prévoit en effet la recherche de systèmes innovants tels que « les crédits et les compensations en matière de biodiversité ». Ce dispositif est très fortement controversé ; peut-on se dire qu’on peut détruire « ici » si l’on compense « ailleurs » ? Entre ceux qui ne souhaitent pas que ces crédits soient utilisés pour de la compensation et ceux (i.e. les acteurs économiques) qui pensent qu’ils en ont besoin pour compenser, le débat est vif. Ceci d’autant plus que le bilan très critiqué (car très critiquable) des crédits-carbone octroyés en contrepartie de tonnes de CO2 évitées ou (trop souvent soi-disant) absorbées, est dans tous les esprits. La question de savoir si ces crédits peuvent participer à la cible de 200 milliards de dollars du Fonds mondial pour la biodiversité n’a également pas été tranchée.
Autre conséquence de la suspension des travaux de la COP 26 : le mécanisme de pilotage et de suivi des stratégies et plans nationaux pour la biodiversité (cf. supra) n’a pas été adopté. Il devait fixer les règles et les indicateurs de suivi devant permettre d’établir un premier bilan de ces actions lors de la COP 17 en 2026 à Erevan en Arménie.
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Une fois encore, les engagements pris par les Etats n’ont pas été tenus.
Une fois encore, on n’est pas passé de la parole aux actes. On n’est pas passé des ambitions aux actions qui permettent de les réaliser.
Malgré les engagements pris il y a deux ans à Montréal, les pays les plus riches n’ont pas apporté au Fonds mondial pour la biodiversité les sommes promises. Et tous les Etats ont collectivement échoué à mettre en place les mécanismes permettant de mobiliser les financements nécessaires pour protéger la biodiversité sur le long terme.
Trop peu d’Etats par ailleurs ont réussi à finaliser leurs stratégies nationales pour la protection et la restauration de leurs écosystèmes terrestres et marins.
Cet échec est d’autant plus critiquable que la signature d’accords internationaux engage les Etats signataires. Que ce soit l’Accord de Kunming-Montréal de 2022[ii] ou le Pacte pour l’Avenir [iii] qui a été adopté il y a tout juste quelques semaines. Dans sa mesure 9-e, ce Pacte fait expressément référence au Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal quand il indique qu’il est « important de préserver, protéger et restaurer la nature et les écosystèmes ». Il demande aussi à « redoubler d’efforts pour restaurer, protéger, conserver et utiliser durablement l’environnement » (mesure 10). Et pourtant…
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Un avenir un peu plus sombre depuis quelques jours
L’élection de Donald Trump, pour qui le réchauffement climatique est « One of the greatest scams of all time » (« une des plus grandes arnaques de tous les temps ») et qui est un ardent défenseur des énergies fossiles, assombrit l’avenir de l’ensemble des négociations relatives au climat et à la biodiversité. Il est très probable que, comme cela avait été le cas en 2017, les Etats-Unis se retirent de l’Accord de Paris ; ce qui peut se faire par simple décret présidentiel. Le retrait des conventions conclues à Rio de Janeiro en 1992 (Convention-cadre sur le changement climatique dont l’Accord de Paris n’est qu’un des textes d’application, Convention sur la diversité biologique, Convention contre la désertification), ne peut être totalement exclu. La sortie de ces traités fondateurs de toute la diplomatie climatique et environnementale nécessite toutefois d’obtenir une majorité des deux-tiers du Congrès étatsunien.
Cependant, de premiers effets négatifs pourraient apparaître dans les tous prochains jours, à la COP29 sur le climat de Bakou où l’un des enjeux centraux des discussions porte sur les financements mis en place par les pays occidentaux principaux responsables du réchauffement climatique à destination des pays en développement qui en sont les plus victimes. L’augmentation des engagements climatiques est rendue encore plus difficile par la sortie tout à fait possible des Etats-Unis, premier bailleur de fonds ; Etats-Unis qui sont, par ailleurs, le premier contributeur historique au changement climatique et aujourd’hui encore, le deuxième contributeur chaque année.
A l’issue du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en juin 1992, 3 conventions ont été ratifiées : — La convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques ; la CCNUCC organise tous les ans la COP (Conférence des Parties) sur le climat. La COP 29 à Bakou en Azerbaïdjan qui s’ouvre le 11 novembre 2024 devrait être dominée par les enjeux de financement dont la mise en place d’un ‘nouvel objectif collectif quantifié de financement climatique’ (NCQG) ; celui-ci vise à accroître les contributions des pays développés. Il faut rappeler à ce sujet qu’en 2009, ces derniers s’étaient engagés à « fournir et mobiliser » la somme emblématique de 100 milliards de dollars par an d’ici à 2020 ; cet objectif n’a été atteint qu’en 2022. — La convention des Nations unies sur la diversité biologique dans le cadre de laquelle des Conférences des Parties sont organisées tous les deux ans. Elle a pour but de protéger, restaurer et utiliser de manière durable la biodiversité à l’échelle internationale. La COP16 sur la biodiversité (objet du présent article) s’est tenue à Cali en Colombie en octobre 2024. — La convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification ambitionne d’accélérer les actions de restauration des terres et de résilience à la sécheresse. Aujourd’hui, jusqu’à 40% des terres de la planète sont dégradées, ce qui affecte la moitié de l’humanité et a des conséquences désastreuses sur ses moyens de subsistance. La COP 16 contre la désertification est programmée en décembre 2024 à Ryad en Arabie Saoudite. . Ces conventions ont pour objet la nature dans sa globalité, dans son ensemble. La crise planétaire que nous connaissons a de multiples aspects (réchauffement, augmentation de la température et de la salinité des océans, recul des glaciers et des banquises, perte de biodiversité, disparition d’espèces, destruction d’écosystèmes, pollutions, avancée des déserts, évènements climatiques extrêmes plus nombreux et plus intenses…). Tous sont liés ; tous sont étroitement imbriqués. ———- A l’issue de la COP 15 Biodiversité en 2022, le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal a été conclu. 23 objectifs ont été actés parmi lesquels la protection d’au moins 30 % des zones terrestres et marines de la planète d’ici à 2030, la réduction de moitié de l’usage de pesticides à cette même échéance, la mise en œuvre par chaque état de plans d’actions pour la protection de la nature et la restauration des écosystèmes dégradés et la mobilisation de 200 milliards de dollars de dépenses annuelles pour la nature dont le transfert annuel par les pays les plus riches à destination des pays en développement d’au moins 20 milliards de dollars par an à l’horizon 2025 et au moins 30 milliards de dollars d’ici 2030. ———- Un pays ‘mégadivers’ (‘megadiverse’ en anglais) est un pays sur lequel se trouve une très grande diversité biologique ; on y trouve de grandes quantités d’écosystèmes et des milliers de formes de vie endémiques (i.e. qui sont propres à ces territoires), tant végétales que d’animaux terrestres et marins. Les 17 pays mégadivers identifiés à la COP 16 sont l’Afrique du Sud, l’Australie, le Brésil, la Chine, la Colombie, l’Équateur, les Etats-Unis (qui n’ont pas signé l’accord de Kunming-Montréal), l’Inde, l’Indonésie, Madagascar, la Malaisie, le Mexique, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Pérou, les Philippines, la République démocratique du Congo et le Venezuela. Ils contiennent environ 70% de toute la biodiversité mondiale.
Avez-vous entendu parler du Sommet de l’Avenir, qui s’est tenu les 22 et 23 septembre derniers au siège de l’ONU, à New York ? Et du « Pacte pour l’Avenir », adopté à l’unanimité par les 193 États membres à la suite de ces discussions impliquant des représentants de gouvernements, de la société civile, des secteurs privé et public, du monde universitaire et d’ONG ? Très probablement non. Faites une recherche sur Qwant ou Google, et vous serez surpris du faible nombre de références autres que celles émanant des institutions de l’ONU. Ce texte particulièrement ambitieux reste ainsi hors des radars médiatiques et du débat citoyen. Cette absence de couverture médiatique interroge, d’autant que les sujets abordés dans le Pacte pour l’Avenir touchent à des questions centrales de notre époque.
Le Pacte pour l’Avenir se veut pourtant une feuille de route pour l’action collective des États dans cinq grands domaines : le développement et le financement durables, la paix et la sécurité internationales, l’égalité numérique, la jeunesse et les générations futures, et la gouvernance mondiale. À ces domaines s’ajoutent des sujets cruciaux comme la lutte contre la crise climatique, les droits humains et l’égalité des sexes. Tous sont au cœur de l’actualité et constituent des enjeux de première importance, certains étant même devenus particulièrement urgents.
Deux actions parmi une soixantaine.
Loin de moi l’idée de lister au fil d’une longue énumération l’ensemble de ces actions ; la présentation en une phrase de chacune d’entre elles dans le rapport[1] est très explicite. Mais je voudrais mettre en exergue deux des objectifs retenus.
Tout d’abord, dans le domaine de la « paix et la sécurité », les deux premières de la quinzaine d’actions répertoriées[2] mettent l’accent sur la volonté de « redoubler d’efforts pour construire des sociétés pacifiques, inclusives et justes et pour [s]’attaquer aux causes profondes des conflits » et de « protéger toutes les populations civiles dans les conflits armés ». Cela peut sembler n’être que de pieux vœux à un moment où se déroulent les conflits les plus meurtriers. Mais il s’agit dans cet axe, au-delà d’une réponse aux guerres actuelles, qu’elles soient déclarées, larvées ou potentielles et à un moment où les défis sont multiples, de définir les bases d’un nouvel ordre pacifique mondial fondé sur la justice, l’équité et la coopération.
Concernant les ‘développement et financement durables’, le Pacte pour l’Avenir vise la sortie des énergies fossiles et réaffirme les objectifs de l’Accord de Paris. Cet objectif[3] avait un temps été retirée sous la pression des ‘pétro-Etats’ avant d’être réintégrée face notamment à la grogne de la société civile et des ONG appuyées par plusieurs états. Elle appelle ainsi à renforcer les efforts visant à « l’abandon des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques […] de manière à parvenir à un bilan net nul d’ici à 2050 en matière d’émissions de gaz à effet de serre ». L’abandon progressif des énergies fossiles inclut dans l’accord final de la COP 28 de Dubaï en décembre 2023 est ainsi confirmé.
Des raisons de douter…
Le Pacte pour l’Avenir, bien qu’adopté à l’unanimité, n’a pas de caractère contraignant. Malgré le ton très volontariste adopté : « Action 1 : we will… ; Action 2 : we will… ; … » : « Nous allons… ; nous allons… ; nous allons… », on peut tout à fait craindre qu’il s’agisse davantage d’une liste d’intentions que d’un véritable plan d’action. Et on peut tout autant douter de ces engagements pris sans contraintes juridiques, sans engagements financiers et sans ‘obligations de résultats’, notamment en matière de paix, de justice sociale ou d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. Ceci alors même que les conséquences de la timidité, quand ce n’est du manque, des actions entreprises sont bien réelles et qu’elles se traduisent par une quasi-banalisation des conflits y compris les plus meurtriers, des inégalités croissantes tant entre le Nord et le Sud qu’au sein de chaque pays, des écosystèmes de plus en plus fragilisés quand ils ne sont détruits et des millions de personnes qui subissent déjà, aujourd’hui, les effets du dérèglement climatique.
On peut aussi légitimement se poser la question de savoir quelle place réelle ce Pacte occupera dans les décisions des mois et années à venir. Approuvé par l’ensemble des chefs d’Etat et de gouvernement, on ne peut qu’espérer qu’il ne soit pas ignoré lors des prochains grands sommets programmés ces prochains mois : COP 16 sur la diversité biologique en Colombie fin octobre ; G20 au Brésil en Novembre ; COP 29 sur le climat en Azerbaïdjan en novembre également ; COP 16 sur la lutte contre la désertification en décembre à Ryad ; Conférence des Nations Unies sur les pays en développement sans littoral au Botswana en décembre. Ou lors de l’évaluation des prochaines ‘Contributions déterminées au niveau national’ qui se trouvent au cœur de l’Accord de Paris et qui doivent être rendus d’ici février 2025.
Ce Pacte pourrait aussi être utilement rappelé lors des discussions sur les conflits en cours à l’ONU, devant la Cour Internationale de Justice ou à la Cour Pénale Internationale.
Mais on ne peut que constater que nombre d’Etats, s’ils ont validé les engagements du Pacte pour l’Avenir, adoptent devant d’autres instances internationales des positions qui y sont en flagrante contradiction. Trop souvent, les intérêts court-terme, qu’ils soient commerciaux, électoraux, géopolitiques, financiers, diplomatiques… sont autant de prétextes pour renier les principes validés en d’autres lieux.
Le Pacte pour l’Avenir a le mérite d’exister. Et il pose, soit explicitement, soit en filigrane, un certain nombre de questions. Quelle efficacité pour une gouvernance mondiale qui ne repose que sur des engagements non contraignants ? Comment faire primer les objectifs de justice, d’équité, de solidarité, de coopération quand chaque Etat, chaque entreprise multinationale, chaque acteur économique, chaque groupe d’intérêts poursuit ses seules priorités et ses seuls objectifs, trop souvent à court terme ? Quelles doivent être les transformations des structures, des systèmes et des modèles économiques dominants aujourd’hui ? Et les évolutions des mécanismes de financement dans le contexte d’une solidarité globale ?
Alors, oui ! On ne peut qu’éprouver une certaine perplexité et même un certain scepticisme quant à l’efficacité de ce texte et de ses engagements pris pour l’avenir.
Mais, malgré tout, des raisons d’espérer.
Il ne faut cependant pas oublier que des textes de portée très large ont conduit des années après, à des avancées internationales importantes. Ainsi du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en juin 1992 qui commence à déboucher sur des actions concrètes et des engagements des Etats ; engagements qui, malheureusement, sont parfois encore plus ou moins fermes et toujours plus ou moins à géométrie variable.
La Convention-cadre des Nations Unis sur les changements climatiques issue du Sommet de la Terre a, entre autres, conduit dès 1997 au Protocole de Tokyo qui a introduit l’engagement de certains pays de limiter leurs émissions de GES puis, en 2015 à l’Accord de Paris, aux engagements qui y ont été pris (notamment l’objectif de long terme de limiter le réchauffement global bien en dessous de 2 °C tout en visant 1,5 °C) et au suivi qui a été institué au travers des ‘‘Contributions déterminées au niveau national’. Créée également à Rio, la Convention des Nations-Unis sur la diversité biologique a débouché en 2022 à l’adoption de l’Accord de Kunming-Montréal qui, par le biais de 23 objectifs, fixe un cadre à l’action internationale face à la crise de la biodiversité et vise à enrayer la destruction de la nature par les activités humaines ; la COP 16 Biodiversité à Cali en ce mois d’octobre 2024 a pour but de faire avancer la mise en œuvre de cet accord.
Par ailleurs, dans le cadre de ces deux conventions des Nations-Unis, des outils de financement ont vu ou voient le jour. Ainsi, à Bakou en Azerbaïdjan, les enjeux de financement devraient dominer. Un Nouvel Objectif de Financement Climatique (NCQG en anglais) devrait venir remplacer d’ici 2025 le Fonds Vert pour le Climat et la promesse de 100 milliards de dollars fournis chaque année par les pays développés aux pays en développement pour les aider à faire face au changement climatique. De même, à Cali, la création de fonds spécifiques pour la biodiversité avec notamment l’atteinte des 20 milliards de dollars promis pour 2025 est à l’ordre du jour.
Mais ces évolutions sont trop lentes et prennent trop de temps.
Plus le temps passe, plus la liste de victimes, directes et indirectes, des conflits en cours s’allonge démesurément. Plus le temps passe, plus les quantités de GES émises par les êtres humains dans l’atmosphère augmentent avec toutes les conséquences, diverses et multiples, que nous connaissons déjà et que nous pouvons augurer ; et plus le temps passe, plus nous prenons de retard pour adopter les mesures nécessaires pour y remédier. Plus le temps passe, plus les inégalités de toutes sortes progressent et affectent de plus en plus de personnes sur la Terre. Plus le temps passe…
Le Pacte pour l’Avenir existe. Il ne doit pas n’être qu’un catalogue de vœux pieux mais il doit constituer une véritable feuille de route. Sa suite est à écrire le plus rapidement possible !
Suite aux plaintes reçues, Michel Forst, rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, s’est rendu sur le site de la ZAD, dite « Crem’arbre », qui s’oppose à l’abatage d’arbres sur le chantier de l’autoroute Castres Toulouse A69.
Il a rendu un rapport cinglant (en lien ICI) sur « les méthodes de maintien de l’ordre et d’expulsion des défenseurs de l’environnement – surnommés « écureuils » – occupant pacifiquement des arbres sur le site de la « Crem’Arbre » (commune de Saïx) dans le contexte des mobilisations contre le projet autoroutier de l’A69 ».
Michel Forst exprime ainsi « ses vives préoccupations concernant l’interdiction de ravitaillement en nourriture et les entraves à l’accès à l’eau potable » et « la privation délibérée de sommeil par des membres des forces de l’ordre », actions qui entrent toutes deux « dans le cadre de l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants, visée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des obligations internationales de la France relatives à la Convention contre la torture des Nations Unies ».
Il s’indigne aussi de « la combustion de divers matériaux, l’allumage de feux, le déversement de produits a priori inflammables au pied d’arbres occupés par des « écureuils », par les forces de l’ordre ». Il qualifie ces divers actes de « dangereux voire illégaux […], créant un risque de départ de feu et d’intoxication ».
Monsieur Forst demande ainsi aux autorités françaises que soit accordée « l’autorisation sans délai et sans entrave du ravitaillement en nourriture et en eau potable » et que soient conduites « une enquête et des sanctions pour les actes de privation de sommeil, de combustion de matériaux, d’allumage de feux et de déversement de produits a priori inflammables par les forces de l’ordre, qui ont pu mettre en danger la vie des ‘’écureuils’’ ».
Il insiste aussi que soient prises « toutes les mesures de précautions indispensables à la sécurité des « écureuils » et des membres des forces de l’ordre chargés de leur interpellation ».
Le Rapporteur spécial des Nations Unies s’alarme aussi du fait, qu’il a pu constater en personne, que « la presse et les membres de l’Observatoire toulousain des Pratiques Policières étaient tenus à une distance importante du site de la « Crem’Arbre », dans une zone avec une visibilité extrêmement limitée ». Il rappelle ainsi que « les obligations internationales de la France, notamment liées au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, comprennent la facilitation de l’exercice de leurs fonctions par les observateurs ».
Ainsi, il « demande également aux autorités françaises de faciliter le travail de la presse et des observateurs, conformément aux obligations internationales de la France ».
Monsieur Forst indique enfin qu’il va procéder à la vérification « d’autres informations très préoccupantes, relatives aux méthodes de maintien de l’ordre pendant les différents rassemblements à proximité du site de la « Crem’Arbre » au cours du mois de février ».
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Ce rapport est d’autant plus important qu’il peut s’appliquer à quasiment toutes les répressions policières violentes que subissent les militants écologiques partout en France et à la volonté de censure qui les entoure.
A voir aussi le rapport intitulé : « Répression par l’État des manifestations et de la désobéissance civile environnementales : une menace majeure pour les droits humains et la démocratie ».
Ce rapport de Monsieur Michel Forst documente « la répression que subissent actuellement en Europe les militants environnementaux qui ont recours à des actions pacifiques de désobéissance civile » ce qui « constitue une menace majeure pour la démocratie et les droits humains »
Il poursuit son propos introductif en écrivant que « l‘urgence environnementale à laquelle nous sommes collectivement confrontés, et que les scientifiques documentent depuis des décennies, ne peut être traitée si ceux qui tirent la sonnette d’alarme et exigent des mesures sont criminalisés pour cette raison. La seule réponse légitime au militantisme environnemental et à la désobéissance civile pacifiques à ce stade est que les autorités, les médias et le public réalisent à quel point il est essentiel que nous écoutions tous ce que les défenseurs de l’environnement ont à dire ».
Je reprends ci-dessous le discours que Christophe Cassou, climatologue et l’un des co-auteurs du 6ème rapport d’évaluation du GIEC, a lu le 17 janvier 2024 au Tribunal de Toulouse lors du procès de quatre militants opposés à l’autoroute A69 et à qui il est reproché d’être monté sur des engins de chantier pour empêcher l’abattage d’arbres.
Un texte vraiment remarquable qui est absolument à lire. Certains même devraient l’apprendre par cœur ; je ne nommerai personne mais suivez mon regard qui pointe notamment vers les climatosceptiques, les climato-cyniques, les climato-rassuristes et autres techno-solutionnistes parmi lesquels on trouve nombre de décideurs et décideuses, tant du monde politique que de celui des entreprises.
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Deux rappels pour bien resituer le contexte de ce procès :
L’article 35 de la Constitution de 1793 (inclue dans notre constitution aujourd’hui) indique que : “quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs“. Quand les autorités, tant nationales que régionales, violent notre droit d’avoir un avenir sain en développant et soutenant des politiques écocides et climaticides, il est de notre devoir de nous insurger et de manifester notre opposition.
L’article Art. 122-7 du Code pénal stipule que : “n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace“. Le dérèglement climatique, c’est aujourd’hui ! Lutter de manière non-violente contre n’importe quel projet destructeur du vivant et de la biodiversité est accomplir des actes destinés à nous éviter un avenir pas si lointain si rien n’est fait où nos conditions de vie seront plus difficiles
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Procès des Écureuils A69 Autoroute Toulouse-Castres : audience Correctionnelle Tribunal Judiciaire de Toulouse
Citation à témoin, Mercredi 17 Janvier, 14h – Christophe Cassou
2023 est l’année la plus chaude jamais enregistrée sur le globe. En France, elle se classe au 2e rang tout juste derrière 2022, l’année dernière. Les faits sont têtus : au-delà de 2023, ce sont les dix dernières années qui ont été les années les plus chaudes jamais enregistrées sur le globe et il faut très probablement remonter à 125.000 ans pour retrouver une décennie avec un tel niveau de température planétaire.
Le rythme du réchauffement est sans précèdent depuis au moins 2.000 ans. Les changements sont généralisés, rapides, affectent toutes les régions du monde, et ils s’intensifient. Et c’est désormais un fait établi : l’intégralité du réchauffement global observé aujourd’hui est attribuable aux activités humaines et plus précisément à l’usage des énergies fossiles, le pétrole, le gaz naturel et le charbon, puis l’usage et l’artificialisation des sols incluant la déforestation. Pas 50%, pas 80% mais 100% du réchauffement planétaire est dû à l’influence humaine, de manière sans équivoque.
« Sans équivoque » correspond au terme inscrit dans le résumé à l’intention des décideurs du dernier rapport du GIEC, le 6e rapport publié en 2023. « Sans équivoque » désigne une conclusion pour laquelle le niveau de certitude ne peut être plus grand, sur la base d’un ensemble de preuves scientifiques concordantes, tout en étant indépendantes et de nature diverse.
C’est la mission du GIEC, le Groupe Intergouvernemental d’experts sur l’Évolution du Climat, de produire cette évaluation de manière collective, objective et transparente, de produire une méta-analyse dont les points essentiels sont ensuite soumis à approbation aux 195 délégués gouvernementaux représentant les 195 états membres de l’ONU. Chaque mot dans ces résumés écrits par les scientifiques sont âprement discutés par les délégués, chaque expression. Et ayant eu l’honneur de porter collectivement avec mes 234 collègues internationaux le résumé du 6e rapport portant sur les bases physiques du changement climatique, je peux vous assurer que ce qualificatif de « sans équivoque » fut challengé autant que possible.
Il est difficile pour des pays pétroliers comme l’Arabie Saoudite, la Russie, et bien d’autres, d’acter la responsabilité certaine des fossiles à causer intégralement le réchauffement climatique en cours. Et pourtant, les résumés du GIEC sont approuvés à l’unanimité par les 195 délégués. Les critiques et interrogations de ces pays sur le « sans équivoque » n’ont pas résisté à l’amoncellement de preuves toujours plus robustes grâce aux progrès dans les observations du système climatique, aux progrès dans la compréhension des processus physiques, chimiques, biologiques, aux progrès dans les outils et les méthodes de modélisation toujours plus performantes, l’ensemble de ces preuves étant documentées dans la littérature scientifique, et donc traçables.
Différence entre opinions et faits. L’attribution du changement climatique aux activités humaines que je viens de décrire ne correspond pas à mon avis, à mes opinions. C’est un fait scientifique.
Comment expliquer cette attribution formelle et quelle implication pour le futur ?
Les processus physiques et les observations nous montrent que le CO22 s’accumule dans l’atmosphère. Ils nous indiquent que c’est le cumul des émissions de CO2 depuis le début de l’ère industrielle qui détermine le niveau de réchauffement d’aujourd’hui et de demain. Deux conséquences : Premièrement : le changement climatique est un voyage sans retour en territoire inconnu pour l’espèce humaine. Les changements dans les fréquences de canicules, dans l’intensité des pluies diluviennes ou d’autres événements extrêmes, sont actés ; on ne reviendra pas en arrière. Deuxièmement : la seule option pour stabiliser le réchauffement climatique est d’atteindre la neutralité carbone. Cela signifie qu’il ne faut plus qu’aucune molécule de CO2 ne s’accumule dans l’atmosphère.
La neutralité carbone n’est pas un slogan politique, n’est pas un simple défi technologique décidé par les sociétés humaines. C’est une contrainte géophysique non négociable si on veut limiter le changement climatique et ses effets. La relation de proportionnalité entre cumul du CO2 et niveau de réchauffement global, implique que chaque tonne de CO2 compte, que les tonnes de CO2 présentes et futures déterminent le niveau de risque climatique, le niveau de souffrance, le nombre de morts dans les années futures. Je rappelle ici le chiffre d’au moins 60.000 morts additionnels en Europe en lien avec les conditions de chaleur extrême de 2022, une année emblématique d’un climat qui change, un avant-goût de notre climat futur normal en 2050.
Les connaissances nous renseignent aussi sur une propriété physique essentielle. Si nous arrêtons demain les émissions nettes de CO2 dans l’atmosphère, alors la température globale se stabilise immédiatement. Corolaire important : le réchauffement des prochaines années n’est pas lié à une quelconque inertie géophysique mais à l’inertie des sociétés humaines à atteindre la neutralité carbone. Chaque action compte.
Nous avons posé le cadre. Nous avons vu que nous sommes intégralement responsables des changements climatiques en cours. Nous avons vu que nous sommes aussi intégralement en capacité d’agir pour le futur. Où allons-nous ? Dans le mur si l’on ne fait rien.
Les émissions de gaz à effet de serre sont à un niveau record et augmentent chaque année à l’échelle planétaire. Les actions pour le climat montent certes en puissance mais les politiques publiques actuelles sont insuffisantes et nous amènent sur une trajectoire de l’ordre de 3 degrés à l’horizon 2100 en global, 4 degrés en moyenne sur l’année sur la France, autour 5.5 degrés en été sur la France. Sur cette trajectoire, un été de type 2022 est normal dès 2050. Un été de type 2022 est un été frais à partir de 2070, dans moins de 50 ans. Une France à +4oC connaitra ponctuellement des températures de 50 degrés.
Les évaluations scientifiques nous indiquent qu’il faut amplifier les progrès, dépasser les défis et faire sauter les verrous avec la double injonction d’agir sur les causes du changement climatique via des mesures dites d’atténuation, et en même temps d’agir sur les conséquences du changement climatique via des mesures dites d’adaptation.
Le rapport du GIEC nous montre que les changements incrémentaux ne suffisent plus et sans changement fondamental et structurel, immédiatement, soutenu dans le temps et dans tous les aspects de la société, limiter le réchauffement bien en dessous de 2°C, le seuil inscrit dans l’Accord de Paris, sera hors de portée. Le seuil de 1.5 est mort ! Trop tard ! Il sera franchi au début des années 2030, dans moins de 10 ans.
Chaque tonne de CO2 évitée dans l’atmosphère compte car elle empêche un réchauffement additionnel. Et chaque dixième de réchauffement évité compte car il nous éloigne des limites à l’adaptation dont la littérature scientifique en documente l’existence. Préparer la France à un réchauffement territorial de +4 degrés est une nécessité considérant les trajectoires actuelles mais c’est une gageure sur de nombreux aspects.
Pourquoi ? car des seuils d’irréversibilité auront été franchis pour les écosystèmes terrestres et marins et les difficultés seront considérables dans de nombreuses activités en lien avec l’agriculture, l’énergie, la santé dans un contexte planétaire très tendu en présence d’insécurité alimentaire, de compétition sur les ressources, de déplacements de populations et migrations climatiques. A l’inverse, lutter contre le changement climatique, c’est plus de bien-être, avec de nombreux cobénéfices en termes de justice et d’équité sociale, de pratiques inclusives en questionnant les gouvernances et l’accès aux prises de décision vers plus de démocratie, entre autres.
Jusqu’à présent, la communauté des climatologues n’a sous-estimé ni les tendances climatiques, ni les modifications statistiques des aléas comme les canicules, les pluies extrêmes, ni le type de risques attendus sur l’Europe et sur la France, sauf peut-être pour ceux associés aux sècheresses et aux incendies pour lesquels nous avons été probablement conservateurs, en prenant mal en compte les risques en cascade et avec des évaluations trop silotées.
Aujourd’hui, nous percevons et subissons le changement climatique dans notre quotidien. Nous savons où nous allons et avons une idée précise de là où nous ne devons pas aller car les risques sont aujourd’hui bien documentés et la justesse de nos projections depuis 20-30 ans, doit nous inciter à les considérer avec le plus grand sérieux.
Quelle trajectoire pour la France ?
La trajectoire est inscrite en France dans la Stratégie Nationale Bas Carbone, la SNBC, véritable feuille de route pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone en 2050 telle qu’inscrite dans la loi du 8 Novembre 2019 relative à l’énergie et au climat. La loi implique une division au moins par 6 des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, doit concerner tous les secteurs d’activité et doit être portée par tous, citoyens, collectivités et entreprises. De telles ambitions sont impossibles sans pilotage de l’Etat, des Assemblées, des Régions et sans mise en cohérence des politiques publiques. Sur le poste transport, les objectifs de réduction sont de -38% en 2030 par rapport à 2015.
Où en sommes-nous ?
Le Haut Conseil pour le Climat, conseil indépendant mis en place par le Président de la République Emmanuel Macron, démontre factuellement dans tous ses rapports annuels que la dynamique actuelle de réduction des émissions en France est insuffisante. Il faudrait aller 2 fois plus vite et le point noir est précisément le secteur des transports qui ne baisse pas.
Le projet de l’autoroute A69 s’inscrit dans ce cadre national-là. Il s’inscrit aussi dans un cadre régional encore plus exigeant concernant la baisse des émissions du secteur transport car celui-ci représente en Occitanie non pas 32% des émissions comme à l’échelle nationale mais près de 42%. Au lieu de diminuer les émissions, cette nouvelle autoroute A69 conduira à une augmentation certaine des émissions de CO2 et nous verrouillera dans une mobilité basée sur une vitesse élevée et en voiture thermique. Elle conduira comme tout projet autoroutier dans le passé, à l’étalement urbain, à l’augmentation des distances quotidiennes, à des tensions sur le foncier, etc.
A la question, « quel secteur compenserait le dérapage du poste transport à cause de l’A69, afin de respecter le budget carbone global de la région Occitanie, afin de respecter tout simplement la loi », aucun acteur politique soutenant le projet n’a pu apporter une réponse. Les arguments en faveur de l’autoroute portant uniquement sur des considérations socio-économiques s’inscrivent dans une vision de l’aménagement du territoire aux effets escomptés qui ne correspondent pas aux évaluations scientifiques réalisées sur des projets similaires dans le passé, tel que documenté factuellement dans la littérature scientifique et par des acteurs académiques indépendants. Les justifications en matière « d’enclavement » et « développement du territoire » ne sont pas corroborés par les chiffres publics de l’INSEE par exemple pour le taux de précarité de Castres, pour le taux de chômage, etc.
Dans l’A69, la compensation carbone a été mise en avant comme étant la seule façon de prendre en compte les dégradations environnementales. De nouveau, cet argument ne résiste pas aux faits. Les mesures de compensation sont basées sur un principe d’équivalence très contesté par la communauté scientifique étant donné la complexité des écosystèmes et les évaluations qui se multiplient aujourd’hui confirment qu’elles ne sont pas efficaces. Les dommages créés par les aménagements de type autoroute sont immédiats, certains, et vont durer. Les effets de la compensation sont tout le contraire : différés dans le temps, hypothétiques, et impossibles à garantir sur le long terme.
Aujourd’hui, à l’heure où l’état sanitaire de nos écosystèmes en France est préoccupant, communiquer sur la compensation relève du greenwashing. Les chiffres du ministère de l’Agriculture et du Haut Conseil pour le Climat indiquent que nos puits de carbone s’effondrent en France avec une perte de près de 50% en une dizaine d’années. L’argument « planter cinq arbres pour un arbre abattu » est déconnecté de la réalité d’aujourd’hui en matière d’évolution du puits de carbone et des zones humides sur le territoire national. La compensation permet souvent aux acteurs de se dédouaner de leur propre responsabilité par rapport à l’artificialisation des surfaces, aux enjeux fonciers, et à l’atteinte à la biodiversité.
Nous, scientifiques du climat et de la biodiversité, mais aussi scientifiques issus des sciences humaines, sociales, économiques, politiques, avons fait notre part. Nous avons assuré notre mission d’information, de partage de connaissances en confrontant les arguments pour et contre, au service de la décision politique et de l’intérêt général. Au final, aucun acteur ne pourra pas dire qu’il ne savait pas.
Mais aux termes des différents échanges que nous avons eus avec tous les acteurs, nous ne pouvons que constater l’échec des discussions et l’impossibilité de développer des espaces communs de dialogue partagé. De manière délibérée et donc assumée, les faits scientifiques sont soit minorés soit tout simplement pas pris en compte. Il ne s’agit pas de climato-scepticisme mais de climato-cynisme.
Si la science ne peut en aucune façon dicter la décision publique, nous considérons que décider, en ignorant sciemment des connaissances scientifiques clairement établies, est problématique dans une démocratie.
L’ensemble s’accompagne la plupart du temps de vérités alternatives visant à désinformer, à retarder l’action ou maintenir le statu quo pour protéger des intérêts particuliers. Les historiens et les sciences humaines ont depuis longtemps analysé les ressors du déni climatique, dont celui de discréditer la parole des scientifiques. Ces derniers sont souvent taxés de militants sous-entendant qu’ils expriment des opinions ou que leur parole est biaisée par des opinions. La compétence, la légitimité, la crédibilité des personnes est ainsi remise en cause, pour disqualifier leur propos.
Cette démarche de disqualification s’applique aussi aux citoyens qui se mobilisent de manières diverses et qui sont désormais affublés du terme d’éco-terroristes, qui établit un parallèle avec des actes criminels et sous-entend une radicalisation. Ceci est pour le moins paradoxal puisque la plupart des mouvements sont pacifistes et les actions non violentes, comme celle pour laquelle nous sommes ici tous présents. Le parquet anti-terroriste n’a d’ailleurs jamais été saisi.
Dans ce cadre, quelle place et moyen d’action pour le citoyen qui voit qu’une décision politique va avoir une conséquence négative irréversible démontrée et qui essaie dès lors d’empêcher cette décision de s’appliquer ?
De nouveau, les études en sciences humaines et sociales évaluées dans le dernier rapport du GIEC montrent qu’un engagement plus fort de la société civile permet d’accélérer la prise de conscience collective sur les enjeux climatiques, que les mouvements non violents et les actions de désobéissance civile contribuent de manière positive et inspirante au débat démocratique.
On ne parle pas de l’A69 uniquement en Occitanie mais dans toute la France, en Europe, en Suède, au Royaume-Uni, dans le monde, au Brésil, au Costa-Rica. A partir de bases factuelles, la communauté scientifique s’est mobilisée en France de manière inédite contre ce projet de l’A69 avec des tribunes signées par plus de 1500 scientifiques. Pourquoi ?
Parce que ce projet d’A69 est emblématique et devient le symbole de ce qu’il ne faut plus faire. Il coche toutes les cases de la bifurcation impossible révélant les verrous dans la considération des faits scientifiques, dans les visions du monde, dans les idéologies, les structures sociales, les systèmes politiques et économiques, les mécanismes de prise de décision, de gouvernance et les relations au pouvoir, qu’il faut changer pour viser un monde durable et résilient au changement climatique.
Je conclus par 3 phrases tirées des résumés à l’intention des décideurs du 6e rapport du GIEC. Je les lis mot à mot :
La première : Le changement climatique est une menace pour le bien-être humain et la santé planétaire.
La deuxième : Tout retard supplémentaire vis-à-vis d’une action mondiale, concertée et solidaire, nous fera manquer la brève fenêtre d’opportunité que nous avons pour assurer un avenir viable.
Essentiel de rapprocher ces deux phrases avec la définition de l’état de nécessité dans le code Pénal.
La dernière phrase : Les procédures juridiques liés au climat, impliquant par exemple les gouvernements, le secteur privé, la société civile et les particuliers, se multiplient, avec un grand nombre de contentieux dans les pays développés. Dans certains cas, ils ont influencé les décisions et l’ambition de la gouvernance climatique.
Quel que soit son verdict, ce procès de l’A69 ici à Toulouse participe ainsi de manière incrémentale à l’écriture de l’Histoire du 21e siècle.
Tout le narratif développé par les partisans de la construction de l’autoroute A69 Toulouse Castres constitue un véritable condensé des argumentaires que déploient les promoteurs de tous les projets destructeurs du vivant et de la biodiversité. On assiste ainsi autour de ce chantier écocide et climaticide, à la même litanie sans cesse répétée partout en France, des mêmes arguments et des mêmes poncifs ressassés et rabâchés ad nauseam !
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Le premier argument souvent avancé par les pro-A69 est qu’il s’agit d’un projet de plus de trente ans. A cette époque (lointaine), les enjeux environnementaux et climatiques, mais aussi sociaux, n’étaient pas aussi prégnants et importants qu’aujourd’hui. Et ces nouveaux impératifs viennent percuter de plein fouet et avec force, une idéologie d’un autre temps et de vieilles habitudes d’urbanisme et d’aménagements du territoire sur lesquelles iels s’arcboutent. Toutes sont devenues aujourd’hui anachroniques, si ce n’est dangereuses pour notre avenir à tous.
Cela montre surtout que ces élus et décideurs ne veulent pas prendre en compte les nouveaux enjeux imposés par les multiples dégradations de l’environnement et l’effondrement de la biodiversité ainsi que par le changement climatique et l’objectif de neutralité climatique (ou ‘net zéro’) en 2050.
Il n’entre pas dans notre propos ici de revenir sur ces enjeux. Dans leur lettre adressée à Emmanuel Macron début octobre 2023, 2000 scientifiques dont de nombreux co-auteurs du GIEC et membres d’institutions consultatives (Haut Conseil pour le climat et Conseil national pour la protection de la nature) ont clairement démontré l’inadaptation et l’incohérence de l’A69 sur le plan du climat et de la biodiversité.
Il faut aussi laisser les collectifs citoyens portant cette lutte (La Voie Est Libre, Extinction Rébellion, les Soulèvements de la Terre, la Confédération Paysanne, le Groupe National de Surveillance des Arbres, Une Autre Voie, France Nature Environnement, le Déroute des Routes) expliquer bien mieux que l’auteur de cette note ne saurait le faire, toutes les raisons impliquant que ce projet ne doit pas aller à son terme.
En fait, sur ce dossier comme sur tant d’autres, les décideurs politiques et économiques ignorent, ou tout du moins minimisent ou relativisent fortement, quand ils ne réduisent pas à une simple opinion, tous les faits scientifiques relatifs au réchauffement climatique et à son origine anthropique. Ce déni de la gravité des conséquences du changement climatique est particulièrement préoccupant ; et ce d’autant plus qu’il est largement partagé par une large partie de ces décideurs.
Les politiques d’adaptation et d’atténuation qui sont mises en place par les pouvoirs publics pâtissent ainsi de cette non-prise en compte de l’urgence actuelle et de l’inaction matinée de greenwashing qui prévaut. Ajoutée à cela la présentation de techno-solutions (le plus souvent encore à finaliser ou à découvrir) qui résoudront tous les problèmes, on se trouve dans une situation où les discours des décideurs politiques et économiques sont plus tournés vers le maintien d’un statu quo confortable et où leurs décisions sont prioritairement axées vers un développement économique sans fin et vers les profits à court terme d’entreprises privées ; quand elles ne le sont pas vers des « arrangements » d’ordre politique ou des objectifs purement électoralistes.
Ce déni est d’autant plus préoccupant que les décisions prises et les choix arrêtés aujourd’hui, tout comme les actions et les projets qu’ils promeuvent, engagent notre avenir. Construire l’A69, ce n’est pas seulement l’accaparement et l’artificialisation de près de 400 ha de terres agricoles, de zones humides et d’espaces naturels et/ou protégés ; ce n’est pas seulement l’abattage de milliers d’arbres, dont des centaines d’arbres centenaires ; ce n’est pas seulement la compensation carbone mise en avant par tous les pro-A69 dans la volonté de se dédouaner de la destruction du vivant. Faut-il rappeler que la communauté scientifique est particulièrement critique sur ce sujet, notamment sur la façon purement comptable d’appréhender la nature et sur les résultats incertains des mesures mises en œuvre. Tiens ! Juste une question toute simple : combien des petits arbres et des arbustes plantés en compensation d’un platane patrimonial centenaire seront-ils encore vivants dans un an ? Dans cinq ans ? Dans dix ans ? Ceci sachant que le taux de mortalité des jeunes plants d’arbres en 2022 a été de 38% !!!
Concernant l’A69 en particulier et les projets autoroutiers de façon plus générale, ce déni nous maintient dans un modèle de société dans laquelle la voiture individuelle (la ‘bagnole’ pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron) est le mode de mobilité privilégié alors qu’il faudrait favoriser d’autres modes de transport. Ces projets d’un maillage dense de rubans d’asphalte et de bitume sont le rêve d’un développement économique infini et de flux de marchandises venant de toujours plus loin, arrivant toujours plus vite et toujours en plus grandes quantités et qui nourrissent une surconsommation ; ils sont radicalement opposés à toute sobriété et à toute économie locale pourtant tellement souhaitables.
Cela nous ancre dans des pratiques incompatibles avec les transformations sociétales, sociales et économiques nécessaires pour atténuer, autant se faire que peut, les effets du dérèglement climatique et pour nous y adapter. Cela nous fige dans des modes de vie incompatibles avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ces infrastructures construites pour durer des décennies et des décennies aggravent les risques climatiques et reviennent à repousser les indispensables transitions et adaptations qui doivent être faites dès aujourd’hui !
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L’argument suivant assené avec véhémence et qui ne peut souffrir aucune contradiction, est que cette autoroute A69 va désenclaver le sud du Tarn. Ah, ‘désenclavement’ ! Ce mot magique dont personne n’est capable de donner une définition précise.
Sur le bassin de Castres Mazamet, il y a environ 50 000 emplois dont une part notable dans des entreprises d’envergure internationale ou nationale ? Est-ce cela un territoire enclavé ? Est-ce cela un territoire touché par « la pauvreté, l’isolement et le déclin » pour reprendre les termes de Carole Delga quand elle parle de la lutte pour le désenclavement du sud tarnais ? Castres est-elle une ville enclavée alors qu’elle arrive en tête en 2023 des ‘villes et villages où il fait bon vivre’ dans le Tarn et devance ainsi la préfecture, Albi ? Est-ce désenclaver que de remplacer une liaison routière correcte, même si sans doute améliorable, et gratuite par une autoroute parmi les plus chères de France ? Sachant que, selon les termes du contrat signé entre l’Etat et Atosca et les formules de révision des tarifs qui y sont inclues, les prix annoncés de 17€ pour les voitures et de 40€ pour les poids lourds seront revus… à la hausse ; l’aller-retour devrait être au minimum de 19,50€ dès l’ouverture ! Ce n’est pas sûr que la majorité des habitants de ce territoire aient les moyens d’utiliser cette autoroute.
Le poncif régulièrement martelé par les promoteurs de tels projets routiers ou autoroutiers est que ces infrastructures favorisent le développement économique et donc la création d’emplois. S’agissant de l’A69, le rapport définitif de l’enquête publique publié en février 2023 indique qu’Atosca n’a apporté « aucune démonstration concrète » quant à un impact économique favorable. Le constructeur de l’A69 s’est contenté d’annoncer un millier d’emplois environ mais uniquement pendant la durée des travaux.
Par ailleurs, les études liées à cette affirmation, tant en France que dans différents pays étrangers, montrent que les impacts économiques ne sont pas réellement significatifs ; dit autrement, elles montrent que la présence d’une autoroute n’est pas automatiquement génératrice d’une croissance économique ; voire qu’elle peut avoir un effet négatif du fait de l’exacerbation de la compétition entre territoires. En outre, ce développement économique intervient, quand cela est le cas, essentiellement en périphérie des villes concernées sous forme de zones commerciales et d’infrastructures logistiques.
Mais aussi, et peut-être surtout s’agissant de cette autoroute, l’A69 contribuera à accroître l’aire d’influence de Toulouse ; en « aspirant » en son cœur les activités industrielles, commerciales et marchandes, l’A69 va soutenir le développement économique de cette métropole au détriment de sa périphérie de plus en plus lointaine. Cela à un moment où la dé-métropolisation, à mettre en étroite corrélation avec une revitalisation des petites et moyennes villes et des territoires ruraux, est plus que jamais d’actualité ; et nécessaire. De ce fait, l’A69 pourrait transformer les villes de Castres et de Mazamet en banlieues (certes un peu éloignées géographiquement) de Toulouse ; elle pourrait être en définitive un facteur rendant le sud du Tarn moins dynamique tant économiquement que socialement ! L’exact contraire d’une politique renforçant l’autonomie de ce territoire pour permettre à ses habitants d’y vivre et d’y travailler. L’exact contraire de ce que les partisans de l’A69 affirment !
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Viennent ensuite tous les arguments tournant autour de la loi et de l’Etat de droit.
Bien sûr, l’Etat de droit et rien que l’Etat de droit dans le mensonge formulé tant par Clément Beaune et le préfet du Tarn que par les élus régionaux et locaux favorables à ce projet : « ce projet […] a été décidé démocratiquement et confirmé systématiquement par le juge », affirme ainsi dans un communiqué le ministère chargé des Transports. Or, tous les recours devant les tribunaux n’ont pas été jugés. Certes, des recours suspensifs ont été jugés et rejetés mais des recours sur le fonds sont toujours en suspens.
On peut d’ailleurs à ce sujet s’interroger sur la « logique » des tribunaux administratifs qui rejettent la plupart du temps, si ce n’est quasi systématiquement, les demandes de suspension des travaux et refusent ainsi d’attendre les jugements sur le fonds qu’ils prononceront par la suite. Alors même que ceux-ci peuvent juger que ces projets sont entachés d’illégalité.
Ainsi des arrêtés préfectoraux autorisant la création de quinze méga-bassines en Nouvelle-Aquitaine annulés début octobre 2023 car jugées inadaptées face aux effets du changement climatique. Ou ce même mois, toujours en Nouvelle-Aquitaine, le rejet d’un permis d’aménager une autre méga-bassine. Et ceci, alors que dans plusieurs cas, les travaux avaient commencé.
D’autres jugements emblématiques doivent être cités. C’est le cas du contournement de Beynac dans le Périgord où la cour administrative a ordonné, en décembre 2019, l’arrêt immédiat des travaux engagés ainsi que la démolition des ouvrages déjà réalisés ; démolition qui, à ce jour, n’a toujours pas démarré malgré des astreintes importantes que devront payer, in fine, l’ensemble des contribuables du département de la Dordogne.
Plus emblématique encore : le « grand contournement ouest » de Strasbourg. Les recours déposés en septembre 2018 ont été jugés en juillet 2021 alors que cette autoroute était construite à 90%. Les arrêtés préfectoraux autorisant les travaux n’étaient pas légaux ! En novembre 2021, suite à la fourniture de nouveaux arrêtés, la Cour administrative d’appel a autorisé sa mise en service en reprenant l’un des arguments de ses promoteurs : ne pas faire ce contournement aurait des « conséquences difficilement réparables » en termes de pollution de l’air et de bruit dans l’agglomération strasbourgeoise. Mais il aurait été ‘difficile’ de juger que cette construction quasiment terminée était illégale et devait être détruite !
Très problématique aussi, le soutien indéfectible des préfets à ces projets. Préfets qui se posent en garant de l’Etat de droit mais qui n’hésitent pas à bafouer la justice en autorisant les travaux alors que tous les recours déposés n’ont pas été jugés. Voire en les facilitant en usant (mésusant ?) des pouvoirs que leur donne leur fonction.
En la demeure, le préfet du Tarn a atteint des sommets ! Juste un exemple. Dans la nuit du jeudi 31 août, juste après minuit, l’abattage de platanes d’alignement a repris après la pause imposée par la législation environnementale afin de ne pas gêner la nidification des oiseaux. Dès le mardi précédant, un important déploiement de gendarmes a été mis en place pour ‘protéger’ le chantier : deux cents gendarmes, des équipes cynophiles, des hélicoptères avec des caméras thermiques, des drones policiers. Un déploiement impressionnant… et couteux pour le contribuable ! En outre, n’hésitant pas à dévoyer la loi, le préfet a pris un arrêté prétextant une battue aux sangliers ce qui a permis à la gendarmerie de bloquer des routes et d’empêcher les manifestants et des journalistes d’accéder à proximité du chantier.
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Ici comme partout ailleurs, le respect de la démocratie est aussi régulièrement mis en avant par des élus régionaux et locaux pro-A69, drapés dans leur écharpe tricolore et dans leur « légitimité » issue des urnes. Ils estiment que leur élection constitue une autorisation de faire ce qu’ils veulent pendant toute la durée de leur mandat.
Mais, sur ce sujet de l’A69 comme sur d’autres projets portant des atteintes graves et irréversibles à l’environnement et à la biodiversité, opposer la ‘démocratie’ aux alertes scientifiques est problématique. En les ignorant et en refusant ainsi de se projeter à moyen terme, en restant dans une vision strictement économique et souvent court-termiste, en ne prenant pas en compte les alarmes que constitue d’ores et déjà l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des événements climatiques extrêmes, ils empêchent l’acquisition par nos concitoyens de connaissances permettant des réflexions et des délibérations éclairées. Par leur défense de ces projets qu’ils appuient de tout leur poids grâce à leur notoriété, en opposant « la vie réelle » et la satisfaction d’une demande de consommation immédiate au fait que, pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, nous n’avons plus que cinq ans d’émissions au rythme actuel, ils alimentent un climato-scepticisme qui constitue un frein important aux évolutions et aux changements nécessaires dans les domaines économique, social et sociétal.
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Enfin, on ne peut pas terminer sans indiquer que, selon une enquête journalistique argumentée, les actionnaires des entreprises portant ce projet sont des très proches d’Emmanuel Macron et l’ont grandement aidé dans son accession à la présidence de la République, en particulier en soutenant activement et en finançant largement sa carrière politique.
Cela peut expliquer la crispation sur ce dossier du gouvernement et de la préfecture du Tarn et leur volonté de le mener à son terme le plus vite possible, coûte que coûte.
Cela peut aussi permettre de comprendre la violence déployée lors la manifestation ‘Ramdam sur le Macadam’ des 21 et 22 octobre près de Castres. Violence physique avec l’emploi de grenades lacrymogènes arrosant une foule pacifique dans laquelle familles et enfants étaient nombreux et noyant dans un nuage de gaz lacrymogène la ‘base arrière’ où étaient notamment installés la cantine et les espaces de soin ainsi que le camping. Violence physique avec les incendies de chaumes de paille secs déclenchés par les grenades lacrymogènes, incendies éteints par les manifestants alors que les grenades continuaient à pleuvoir. Violence ‘symbolique’ avec la charge des gendarmes juste au moment où des scientifiques tenaient une conférence sur les motifs issus de leurs savoirs pluridisciplinaires de s’apposer à la réalisation de cette autoroute. Violence de soi-disant journalistes quand, dans un journal appartenant au groupe Pierre Fabre, multinationale appuyant de tout son poids le projet de l’A69, les militantes et militants écologistes, qualifiés de « guérilleros » et de « commandos encagoulés et armés », sont comparés aux terroristes du Hamas. Violence dans la communication avec Gérald Darmanin twittant de façon mensongère, au moment où les gendarmes attaquaient, sur les « violences inouïes » à leur encontre ; information reprise sans filtre par nombre de médias. Violence encore dans la propagande, pardon, dans la communication faite par le préfet du Tarn parlant de 2500 manifestants radicalisés alors que la presse locale n’en comptait qu’environ 400.
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Le Club de Rome, pour le cinquantenaire du Rapport Meadows, a publié en octobre dernier un nouveau rapport, « Earth for All », dans lequel il imagine deux scénarios.
Le premier, baptisé « trop peu, trop tard », est la poursuite de la tendance actuelle. Le second, appelé « à pas de géant », propose une série de transformations rapides et profondes mais économiquement, techniquement et politiquement réalistes.
Le premier résulte d’une diminution trop lente et insuffisante des émissions de gaz à effet de serre et de la poursuite de l’effondrement de la biodiversité. Le second est le résultat d’un changement de cap radical simultanément sur les cinq axes que sont le climat, la biodiversité, la pauvreté, les inégalités et les rapports de genre.
Dans le premier, l’humanité fonce à toute allure, droit dans le mur ! Dans le second, les changements introduits permettent de rendre la Terre habitable pour tous.
L’autoroute A69, tout comme tous ces projets destructeurs du vivant et de la biodiversité poursuivis envers et contre tout pour que rien ne change malgré l’urgence et en ignorant toutes les alertes, ressortent très clairement de ce premier scénario, « trop peu, trop tard ».
C’est pourquoi ‘ici’ (dans le sud du Tarn mais aussi partout en France métropolitaine et dans les outre-mer) ‘et maintenant’ (aujourd’hui et en phase avec le droit des générations futures à vivre dans un environnement sain comme vient de le reconnaitre le Conseil Constitutionnel), tous ces projets écocides, climaticides et injustes doivent être abandonnés !
[ Cet article a initialement été publié sur le site de l’Institut Rousseau. Vous pouvez l’y consulter ICI ]
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Dans le contexte des multiples dégradations de l’environnement et de l’effondrement de la biodiversité ainsi que dans celui du changement climatique et de l’objectif de neutralité climatique[1] ou ‘net zéro’ en 2050, les entreprises, les plus importantes certes mais aussi celles d’une taille plus modeste, sont confrontées à de nombreux risques – risques de transition(s), risques physiques, risques juridiques – qu’elles doivent anticiper pour s’adapter à un monde qui se réchauffe et qui est fortement impacté par les activités des êtres humains.
Les banques, du fait des engagements de leurs clients, des risques qu’ils encourent et des difficultés qu’ils peuvent (et pour certaines vont) rencontrer doivent de même anticiper ces problématiques et accompagner ces changements.
LA TRANSITION DES ENTREPRISES
De façon très large, les entreprises œuvrant dans des filières du charbon, du pétrole et gaz, tant conventionnels que non-conventionnels, ou qui en sont fortement – quand ce n’est pas totalement – dépendantes sont extrêmement nombreuses ; elles se situent dans de très nombreux secteurs d’activité. Il y a celles situées en amont de ces filières : prospection, extraction et soutien à l’extraction de ces combustibles fossiles ; celles en aval : production d’électricité à partir de ces énergies fossiles, transformation, stockage, distribution et commercialisation ; celles fabriquant des dérivés qui en sont directement issus : plastiques, engrais, détergents, produits cosmétiques, vêtements en synthétique, etc… ; celles pour qui les énergies fossiles constituent la principale source d’énergie : transport routier, aérien, maritime ; celles pour qui elles représentent une matière première indispensable : sidérurgie. Et pourtant, aux yeux du public, toutes ces entreprises sont essentiellement – voire exclusivement – symbolisées par les grandes majors pétrolières et gazières.
De très nombreux facteurs vont directement impacter l’ensemble de ces entreprises : les politiques publiques de tous ordres mises en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effets de serre pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 ; celles pour lutter contre les pollutions et les destructions de notre environnement ; aussi toutes les actions pour limiter les impacts et réparer les dégâts sur la nature et sur la biodiversité ; les avancées techniques et technologiques y contribuant ; les évolutions nécessaires pour réaliser et contribuer à leur niveau aux transitions climatiques et environnementales ; les adaptations indispensables face aux nombreux changements de diverses natures induits… Ces impacts vont concerner tant l’activité, les process, les approvisionnements, les ventes… de ces sociétés, que leurs investissements dont certains vont devoir être mis hors service avant la fin de leur durée de vie économique ; on parle là d’ « actifs échoués ».
Les entreprises devront donc évaluer ce que l’on appelle leur « vulnérabilité climatique et environnementale » et qui résulte de l’analyse de leurs risques dans ces domaines. Un critère de plus à prendre en compte lors de la détermination de leurs orientations stratégiques et de leurs choix d’investissements.
L’ensemble des études menées[2] montre que, selon que la transition est effectuée d’une manière dite ‘ordonnée’ ou, à l’inverse, de manière trop tardive ou trop abrupte, les probabilités de défaut de ces entreprises (i.e. leurs capacités de faire face à leurs engagements financiers, voire de tout simplement ‘survivre’) augmentent parfois sensiblement. Avec des répercutions possiblement notables, par ce canal, sur la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie.
On ne peut pas dire aujourd’hui que, dans ce domaine, « tous les voyants sont au vert ».
Dès le début de la guerre en Ukraine, de nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Parallèlement, insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz accélèrent dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz et de pétrole de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Ils s’impliquent aussi fortement dans la construction de nouvelles infrastructures destinées au transport et aux importations tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié[3].
Au niveau mondial, les ministres de l’Energie des pays du G20 n’ont pas réussi fin juillet 2023 en Inde à s’accorder sur un calendrier permettant de réduire progressivement le recours aux énergies fossiles. Le charbon, qui est l’une des principales sources d’énergie de nombreux pays dont la Chine et l’Inde, n’est même pas mentionné dans le rapport final alors même qu’il est l’un des principaux contributeurs au réchauffement climatique. La réticence de certains pays producteurs de pétrole, Arabie Saoudite et Russie en tête, à une sortie rapide des combustibles fossiles est aussi pointée par les ONG présentes à Goa.
D’ailleurs, dans son tout récent scénario (octobre 2023), l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, prévoit une hausse de 16,5% de la demande de pétrole d’ici 2045 par rapport à 2022. Elle estime que 14.000 milliards de dollars d’investissements – soit environ 610 milliards de dollars en moyenne par an – sont nécessaires dans le secteur pétrolier pour combler cette demande. Cette organisation argue que ses membres ne font ainsi que répondre à la demande de leurs clients. Même si cela est en totale contradiction avec les préconisations de l’Agence Internationale de l’Energie qui prône depuis des années l’arrêt de ces investissements pour permettre au monde d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.
Le rapport de synthèse du GIEC[4] publié en mars 2023 (dont le résumé à l’intention des décideurs a été adopté par 195 pays) appelle à un sursaut international immédiat pour saisir l’espoir, maintenant très tenu, de limiter le réchauffement à 1.5°C ; objectif que toutefois, de plus en plus de scientifiques s’accordent à considérer comme inatteignable. Notamment, le GIEC appelle à des réductions profondes, rapides et soutenues des émissions de gaz à effet de serre ; autrement dit, en filigrane, à la réduction rapide et soutenue des émissions liées aux énergies fossiles. Et il indique qu’en cas de poursuite des politiques actuelles, la planète se dirige vers un réchauffement de 2.8°C à la fin du siècle ; voire plus.
Ainsi de la Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15) qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. Son objectif était de freiner un aspect crucial de la crise écologique : l’effondrement de la biodiversité ; ceci tant au niveau de la diversité écologique – les écosystèmes – que de celle des espèces – ce que l’on appelle la « sixième extinction des espèces », crise causée par une seule espèce, la nôtre, alors que les cinq extinctions précédentes dans l’histoire de la Terre avaient des facteurs exogènes. L’accord qui en est issu est assez largement critiqué comme n’allant pas assez loin pour sauvegarder la nature et la biodiversité ; en particulier, il ne vise à protéger, d’ici à 2030, ‘que’ 30 % des terres et des mers de la Terre. Et pourtant, les scientifiques sont formels, le temps presse. 75% de la surface terrestre est déjà altérée par l’activité humaine et la prospérité du monde est en jeu : plus de la moitié du PIB mondial dépend de la nature et de ses services.
Le premier rapport de l’IPBES[5], ‘’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services’’, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, publié en mai 2019, alertait déjà sur l’effondrement du vivant. Il pointait que l’agriculture industrielle et la consommation de viande étaient les causes majeures de ce déclin. Dans son rapport de juillet 2022, l’IPBES observe que la nature n’est protégée que si elle rapporte de l’argent et qu’à l’inverse, certains services, certes plus indirects comme la régulation du climat ou le sentiment d’appartenance culturelle qu’elle nous rend, ne sont pas pris en compte.
Après d’avoir pris haut et fort des engagements pour contribuer activement à la lutte contre le réchauffement climatique, les entreprises du secteur du pétrole et du gaz – notamment les trois majors européennes, BP, Shell et TotalEnergies – sont en train de revenir sur leurs engagements. La crise énergétique et les conséquences de la guerre en Ukraine ont fait exploser les prix du gaz et du pétrole. En 2023, en totale contradiction avec l’impératif de se passer de plus en plus des énergies fossiles, la consommation mondiale de pétrole devrait battre des records. Ces entreprises préfèrent ainsi miser sur des profits à court terme. Quitte à reporter à plus tard leur transition vers la neutralité climatique ; ainsi que celle de toutes les sociétés en aval.
Les appels à effectuer une pause dans la réglementation environnementale européenne ou à la rendre moins contraignante se multiplient ; et ce, jusqu’à être repris au plus haut niveau de certains états (dont la France) et au Parlement européen. On ne peut que craindre que cela ne survienne quand on voit que les demandes de réduction de la portée de la stratégie « de la ferme à la fourchette », volet agricole du Pacte vert pour l’Europe – Green Deal – porté par la Commission européenne et visant à mettre en place un système alimentaire plus durable à l’horizon 2030, ont été satisfaites dès le début du conflit ukrainien. En effet, à la fin du premier trimestre 2022, la Commission européenne a accepté de déroger temporairement à certaines de ces règles, notamment celles régissant les terres à laisser en jachère.
Les entreprises sont par ailleurs de plus en plus confrontées aux risques de litige via les procès dits climatiques. Ces initiatives, au nombre de 2180 en 2022 selon le comptage effectué par le Programme des Nations Unis pour l’environnement (PNUE)[6], visent surtout les états, avec succès parfois. A preuve, en France, l’« affaire du siècle » dans laquelle des ONG ont réussi à faire condamner l’état pour son inaction climatique[7] ; ou le récent procès (juin 2023) sur la biodiversité et contre « l’effondrement du vivant » qui s’est conclu par la condamnation de l’état pour le préjudice écologique engendré par les pesticides dont il ne fait pas respecter les obligations de réduction ; ou encore plus récente (juillet 2023), la décision d’un Tribunal administratif imposant à l’Etat de renforcer la lutte contre les algues vertes dans un délai de quatre mois. Ainsi en Allemagne, la Cour constitutionnelle a obligé le gouvernement à revoir ses objectifs climatiques à la hausse, au motif que les libertés des « générations futures » – et en particulier leurs droits fondamentaux à la vie et à la santé – étaient menacées par le « fardeau écrasant » de la réduction des émissions de gaz à effet de serre envisagée après 2030 ; celle-ci reportait sur les épaules des générations à venir le gros des efforts à fournir pour freiner le changement climatique. De même aux Pays-Bas où, dans le cadre du procès ‘Urgenda’, l’État néerlandais a été jugé « responsable » pour ses carences en matière d’action climatique au nom de son devoir de vigilance envers ses concitoyens.
Mais ces procédures sont de plus en plus orientées vers les multinationales dans le but d’obtenir de la Justice des condamnations les contraignant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, à stopper et à réparer leurs atteintes à l’environnement et à la biodiversité – voire à demander des compensations pour les victimes, à respecter les engagements qu’ils ont pris en matière environnementale et climatique ou à dénoncer certaines de leurs assertions et déclarations dans ces domaines. En 2021, sur 200 procès climatiques intentés, 10% ciblent des entreprises. Les entreprises productrices de pétrole (ExxonMobil, BP, Shell, TotalÉnergies, Perenco…) et de charbon (American Electric Power, RWE…) sont majoritairement visées ; mais des constructeurs automobiles (Volkswagen, BMW, Mercedes), des compagnies aériennes (dont Air France), des banques (BNP Paribas), des industriels (Arcelor-Mittal, Nestlé/Nespresso, Danone/Evian) et des groupes de distribution alimentaire (Casino) sont également visés.
Un nouveau front judiciaire a en outre été ouvert tout récemment (octobre 2023) avec la plainte déposée contre TotalEnergies, non pas devant une juridiction civile comme c’était le cas antérieurement mais devant une juridiction pénale. Cette plainte vise des faits qui s’apparentent à un climaticide ; elle ne compte pas moins de quatre infractions graves[8].
Le risque réputationnel est évident. Pour une entreprise, être attaqué en justice pour ces motifs alors que sa communication fait état de ses efforts conséquents en matière écologique, environnementale et climatique est du plus mauvais effet. La presse suit de près ces procédures et relaye les expertises des ONG les engageant et leurs arguments sur les conséquences environnementales ; elle en assure ainsi la médiatisation. Cela porte ces affaires devant le grand public et en explique les enjeux. Cela permet aussi de désigner des « responsables », si ce n’est des « coupables », parfois même avant que la Justice n’ait statué ; ce qui incite (ou devrait inciter) ces multinationales à faire une plus grande part à leurs responsabilités, à leurs actions et à leurs allégations d’ordre climatique et environnemental.
Le risque juridique est, à ce jour, relativement faible. Sur les procédures engagées, seule une a débouché sur la condamnation de l’entreprise visée (en l’occurrence, Shell à La Haye en mai 2021) à renforcer ses mesures de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Mais plusieurs affaires doivent encore être jugées en première instance ou en appel ; en outre, de multiples actions se profilent sur la base de griefs de plus en plus variés sur les politiques climatiques, les communications qu’elles en font et les pratiques antiécologiques (pour ne pas dire écocides) des multinationales.
Une étude[9] du ‘’Grantham Research Institute on climate change and environment’’ de la London School of Economics montre que les litiges climatiques présentent un risque financier pour les entreprises cotées dans la mesure où ils font baisser le cours de leurs actions. Le dépôt d’une plainte ou la publication d’une décision de justice a une conséquence négative sur leur valeur boursière. Selon cette étude, la valeur attendue des actions est en baisse de 0,41%, avec des variations selon les étapes du processus : – 0,57% en moyenne après le dépôt d’une plainte et -1,5 % après un jugement défavorable.
A titre d’exemple, quand Shell est condamné à La Haye en mai 2021, son action recule de 3.8%. Lorsque TotalEnergies est assigné en justice en janvier 2020 par une quinzaine de collectivités et plusieurs ONG pour son inaction climatique, le cours de son action baisse de 1.4%. Nouveau recul de 3.6% en novembre 2021 lorsque qu’en appel, la compétence du tribunal de Nanterre est confirmée. Et le 31 mai 2023, jour d’une audience devant le juge sur ce dossier, nouvelle baisse de 1.4% ; après 3.4% la veille.
On doit mentionner aussi les actions et les procès plus ‘locaux’, souvent moins médiatisés, portés contre des entreprises en vue de les amener à modifier ou à annuler leurs projets ou à mettre fin à des nuisances. Ainsi, à titre d’exemple, de la contestation en Serbie contre la création par le géant anglo-australien Rio Tinto d’une mine de lithium[10] ; ainsi de la lutte contre l’extension par RWE de la mine de charbon de Lützerath dans l’ouest de l’Allemagne ; ainsi de la fermeture administrative temporaire d’une partie de l’usine Arcelor Mittal de Fos-sur-Mer, l’un des sites les plus émetteurs de CO2 de France, du fait de rejet de produits toxiques et de poussières supérieurs aux seuils légaux[11]. Ainsi des très nombreux projets destructeurs de l’environnement et fortement contributeurs à l’émission de gaz à effet de serre partout en France[12] et qui sont souvent trop peu connus.
LA TRANSITION DES BANQUES
Les enjeux financiers liés à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris et à la prévention et la réparation des dégâts environnementaux (passés, présents et futurs), doivent ainsi être envisagés sous un double aspect. Le premier, qui concerne les communautés financières publique et privée dans leur ensemble, est celui de l’accompagnement de la transition environnementale et climatique jusqu’aux niveaux fins que sont celui de l’entreprise, de la plus grande à la plus petite et celui du particulier. Mais cela n’est pas l’objet de la présente note. Le second concerne la gestion par les établissements bancaires des relations avec leurs clients et de leur accompagnement, au quotidien et à moyen et long terme, tant en financements qu’en investissements, dans leurs évolutions et leurs transformations imposées par ces enjeux et objectifs.
Pour reprendre l’adage populaire : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient et pas ceux qui les font ».
La majorité (pour ne pas dire la quasi-totalité) des grands établissements bancaires se sont engagés en ce sens en tant que membre des alliances de la Glasgow Financial Alliance For Net Zero (GFANZ)[13] et de signataire de l’initiative onusienne Race to Zero[14].
Mais, les banques – tout comme les sociétés d’assurances et les sociétés d’investissement et de services financiers, parfois filiales de groupes bancaires – continuent de financer massivement les énergies fossiles. Le rapport ‘Banking on climate chaos 2023’ de Reclaim Finance[15] montre ainsi que « le financement des énergies fossiles par les 60 plus grandes banques mondiales a atteint 5500 milliards de dollars américains au cours des sept années suivant l’adoption de l’Accord de Paris, avec un financement de 673 milliards de dollars uniquement pour les énergies fossiles en 2022 ». On est loin des engagements pris !
Loin derrière leurs homologues étatsuniennes et canadiennes, les banques françaises sont particulièrement actives en matière de soutien aux énergies fossiles, notamment au niveau européen. L’an passé, BNP Paribas a mis en place 20 milliards de dollars US de financements auprès des entreprises de ces filières, montant en augmentation de plus de 20% sur 2021 ; dont 5.5 milliards de dollars en Europe. Le Crédit Agricole (11.7 Milliards de dollars globalement et 6.1 milliards en Europe) a aussi enregistré une augmentation de ses concours (6%). La Société Générale (11.1 Milliards de dollars globalement et 3.4 milliards en Europe) connait par contre un repli de ses nouveaux prêts pour la deuxième année consécutive.
Dans son rapport ‘‘A safer transition for fossil banking’’[16], Finance Watch chiffre à 1354 milliards de dollars US l’exposition des 60 plus grandes banques mondiales aux actifs fossiles[17]. Les engagements des 22 banques européennes dont les états financiers consolidés ont été analysés, se montent à 239 milliards de dollars US ; dont près de 60% sont détenues par les 6 banques françaises.
Tous les financements et les investissements mis en place par les banques contribuent inévitablement, par les moyens de prospecter, d’investir, d’opérer mis à la disposition de ces entreprises, à de colossales émissions supplémentaires de gaz à effets de serre et à de nouvelles atteintes à l’environnement et à la biodiversité. Ils retardent d’autant la décarbonation de ces filières et, par ricochet, de tous les secteurs dépendant de ses produits. Tous ces « actifs fossiles » des banques basés sur ce qui risque de devenir des « actifs échoués » des entreprises constituent un risque très important pour les établissements bancaires[18].
Et plus les établissements financiers tardent à en prendre conscience, plus ces risques augmentent. Car plus eux et leurs clients tardent à s’engager dans une transition ordonnée, plus cette transition s’effectuera de façon désordonnée. Et plus les risques de défaut – i.e. de difficultés à honorer ses engagements – et de défaillance – i.e. d’incapacité à les honorer – augmenteront. Et plus les risques de fragilisation des établissements financiers seront importants, y compris ceux qualifiés de systémiques qui sont aussi les plus engagés dans les énergies fossiles. Ce qui pourrait déboucher sur des crises financières et monétaires de grande ampleur. Faut-il rappeler que toutes les études montrent qu’il y a urgence ?
La Banque Centrale Européenne semble paraître soucieuse de « soutenir la transition écologique de l’économie » et de « réduire le risque financier lié au changement climatique dans le bilan de l’Eurosystème ». Elle reconnait qu’elle a un rôle en matière de risques climatiques ; elle a ainsi décidé d’intégrer le changement climatique dans ses opérations de politique monétaire[19]. Certaines dispositions vont indéniablement dans le bon sens ; on peut notamment citer la limitation des titres des entreprises liées aux énergies fossiles admis en garantie de ses opérations de refinancement ; cela pourrait faciliter la réorientation des flux financiers vers des produits soutenables du point de vue écologique.
Mais le caractère somme toute limité des dispositions annoncées et la volonté affichée de laisser du temps aux établissements bancaires de s’adapter à ces nouvelles contraintes, repoussant certaines mesures à 2027, font craindre que ces mesures n’aient qu’un impact limité et décalé sur les financements concernés.
Cela est d’autant plus regrettable que le dernier test de résistance prudentiel – stress test – réalisé auprès de 104 banques importantes par la Banque Centrale Européenne[20] et à vocation essentiellement ‘pédagogique’, montre que les établissements bancaires de la zone euro doivent se concentrer davantage sur les risques liés au climat. La BCE les invite à intensifier urgemment leurs efforts pour mesurer et gérer les risques climatiques.
Ce stress test a montré que «60% des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques liés au climat » et que seuls 20% des établissements « prennent en compte le climat comme une variable lorsqu’elles accordent un prêt ». Ce qui n’est pas sans susciter quelques inquiétudes dans la mesure où cet exercice met aussi en exergue que, « en termes agrégés, près des deux tiers des revenus que les banques tirent de leur clientèle de sociétés non financières provient de secteurs à fortes émissions de gaz à effet de serre. Dans bien des cas, les ‘émissions financées’ sont produites par un nombre limité de contreparties importantes, ce qui accroît l’exposition des banques aux risques de transition ».
Le test de résistance montre par ailleurs que, dans le scénario de transition à court terme et dans les deux scénarios de risques physiques retenus, les pertes de crédit et de marché s’élèvent à environ 70 milliards d’euros, en termes agrégés, pour les 41 banques européennes concernées. La BCE relève néanmoins que, très certainement, ce montant pourrait être bien supérieur dans la mesure où le risque climatique tel que retenu par les modèles est considérablement sous-évalué par rapport au risque réel et qu’il ne reflète donc qu’une fraction du danger réel.
Un signe positif toutefois ! La Banque de France a annoncé que la cotation qu’elle attribue aux entreprises et qui permet d’évaluer leur santé financière, va intégrer des critères environnementaux ; d’abord à une population d’entreprises-test dès 2024 puis étendu progressivement à la totalité des entités cotées. Cette cotation est déjà utilisée par les banques dans leurs décisions d’octroi de crédit et dans les conditions dans lesquels ils sont consentis. Si la mesure de la vulnérabilité climatique et environnementale des entreprises, et donc les critères de l’attribution de cette composante, est suffisamment pertinente, rigoureuse et poussée, cette évolution pourrait conduire à des augmentations du coût des crédits. Celles-ci devraient être de plus en plus importantes au fil du temps si les risques climatiques et environnementaux ne sont pas pris en compte ; en cas donc d’immobilisme face au changement climatique. Un motif supplémentaire pour que les entreprises fassent une transition de façon volontaire et ordonnée et non pas subie et dans l’urgence.
Une régulation politique est absolument indispensable pour arriver à une transformation réelle et rapide du modèle des banques. Car on ne peut que constater qu’à ce jour, les engagements volontaires de ces établissements financiers ne sont le plus souvent que des opérations de greenwashing qui ne se reflètent que partiellement, voire pas du tout, dans les politiques de financement et d’investissement mises en place.
Il doit être imposé des obligations légales et/ou réglementaires, et donc contraignantes et sanctionnables, à tous les acteurs financiers – les banques mais aussi les compagnies d’assurance et les sociétés d’investissement et de service financiers – pour qu’ils s’inscrivent sur une sortie ordonnée de leurs activités à destination des entreprises portant atteinte, de quelque façon que ce soit, à l’environnement, les énergies fossiles en priorité. Elles doivent ainsi se positionner sur une trajectoire quantifiée de réduction de leur empreinte carbone ; à savoir s’engager sur une diminution des émissions de gaz à effet de serre issues de leurs activités de financement et d’investissement. Par exemple (et non exclusivement), cela pourrait passer par l’obligation pour tous les prêteurs, les assureurs et les investisseurs que leurs opérations soient conditionnées (covenants, accords de prêt, clauses de sauvegarde, etc…) à des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre des entreprises bénéficiaires et/ou à des engagements de non-pollution de l’eau, des sols et de l’air.
Mais il semble quelque peu illusoire d’espérer de telles décisions de la part de nos dirigeants et des décideurs actuels ! Jusqu’à aujourd’hui, leurs actions se limitent le plus souvent au strict minimum quand cela ne constitue pas à de simples et inefficaces « appels à faire mieux » ; le terme « supplique » serait d’ailleurs plus approprié.
Un levier sur lequel il est plus aisé d’intervenir est celui de la réglementation bancaire. De nombreuses analyses vont toutes dans le même sens : il faut renchérir le coût des financements aux entreprises les plus destructrices de l’environnement et du climat ; dit autrement, même si ce n’est pas très ‘politiquement correct’, il faut renchérir le coût des financements des entreprises écocides et climaticides !
L’Institut Rousseau, dans sa réponse à la consultation du Comité de Bâle en matière de réglementation bancaire écologique[21], a proposé d’attribuer à ces entreprises, du seul fait de leur activité dans certaines filières ou certains secteurs, une notation exprimant au minimum des réserves, sans dérogation possible. Cela exclurait les titres de créances sur ces entités du collatéral demandé pour un refinancement par la Banque Centrale Européenne.
Cela aurait comme impact d’augmenter le coût des financements mis en place et, en en diminuant la rentabilité, aurait un impact dissuasif supplémentaire sur les entreprises ‘polluantes’ bénéficiaires. Au niveau des établissements bancaires, cela permettrait de renforcer leur solidité par les allocations en fonds propres supplémentaires que cela induirait et par le renforcement de leur liquidité à court terme. Il est proposé, dans un premier temps, en attendant que soient développés des outils robustes de mesure du risque climatique, de s’appuyer sur les travaux de l’ONG Urgewald[22] et notamment sur la « Global Oil and Gas Exit List[23] » (GOGEL) qui recense plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 95% du secteur et la « Global Coal Exit List[24] » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon.
Finance Watch, dans son rapport ‘A safer transition for fossil banking’[25], constate qu’en moyenne, l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 % aux banques actuellement exposées à des actifs fossiles exigerait une augmentation de leurs fonds propres équivalente à environ 3 à 5 mois de bénéfices de ces banques en 2021. Ce qui est relativement peu au regard des enjeux. Il convient de noter que globalement, l’effort des banques européennes (4,75 mois de bénéfice) serait supérieur à celui des établissements nord-américains et asiatiques analysés dans cette étude.
La proposition de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean dans leur livre ‘Une monnaie écologique’ de décoter automatiquement les titres les plus vulnérables au changement climatique, va dans le même sens. Il convient selon les auteurs d’assumer, entre autres outils de politique économique, une politique monétaire libérée des dogmes qui la restreignent et qui repose sur des choix, plutôt qu’une « gestion » monétaire toute entière tournée vers la préservation de la stabilité des prix.
CONCLUSION
Risques de transition(s) pouvant conduire à un énorme bouleversement, voire à un chamboulement complet de leur activité, de leurs conditions d’exercice, de leur environnement et de leurs marchés ; risques physiques liés à l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des évènements climatiques et des catastrophes naturelles ; risques de litige dans leurs volets réputationnel, juridique et financier. Les risques auxquels font face aujourd’hui – et feront face demain – les entreprises sont nombreux et ne peuvent qu’aller croissants s’ils ne sont pas bien anticipés.
Il en est de même pour les banques qui sont impactées du fait de leurs relations commerciales et financières avec ces entreprises – clientes. Le risque pour les établissements financiers – mais aussi pour les sociétés d’assurances et pour les sociétés d’investissement et de services financiers – qui n’ont pas anticipé et préparé ces évolutions, est d’être confronté à des problèmes importants du fait des difficultés, voire des faillites, d’entreprises dont elles sont créancières et/ou actionnaires. Ce qui pourrait conduire à une crise financière, possiblement très importante.
Ce qui accentuerait les problématiques à affronter pour lutter contre le réchauffement climatique et pour protéger, préserver la nature !
Il y a donc vraiment urgence à ce que, dès aujourd’hui, entreprises et banques s’engagent résolument dans cette voie. Et ce, avec un appui ferme des pouvoirs publics.
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[1] Le terme de ‘neutralité climatique’ est plus précis (et a été préféré ici) à celui de ‘neutralité carbone’. Telle qu’introduite par l’article 4 de la Convention de Paris, la neutralité climatique vise à équilibrer les émissions et les absorptions par des puits, de l’ensemble des gaz à effet de serre et pas seulement du dioxyde de carbone qui ne représente qu’environ 80% des gaz à effet de serre de la planète. Cet équilibre est entendu au niveau mondial et non pas au niveau microéconomique dans lequel le terme de neutralité carbone, associé uniquement au dioxyde de carbone, est souvent utilisé.
[2] Voir notamment les deux billets de chercheurs de la Banque de France :
[3] Selon un rapport publié en décembre 2022 par l’organisation américaine Global Energy Monitor, 26 nouveaux projets de terminaux d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) ont été annoncés en Europe depuis le début de la guerre en Ukraine.
[7] En février 2021 par le Tribunal administratif de Paris et en mai 2023 par le Conseil d’Etat
[8] Les infractions visées par la plainte des quatre associations à l’origine de la procédure sont : l’ « abstention de combattre un sinistre », l’ « homicide involontaire », les « atteintes involontaires à l’intégrité de la personne » et la « destruction ou la dégradation d’un bien appartenant à autrui de nature à créer un danger pour les personnes ».
[10] A noter par ailleurs le projet d’Imerys d’ouverture d’une mine de lithium en France, dans l’Allier, d’ici 2027 ou la découverte en Bretagne, au beau milieu d’une zone écologique protégée, d’un gisement de lithium que le gouvernement souhaite exploiter.
[11] Plusieurs plaintes judiciaires pour dépassement des seuils de pollution atmosphériques émanant de riverains et d’associations sont par ailleurs en cours.
[13] Site du Glasgow Financial Alliance for Net Zero — La liste des banques signataires via Net-Zero Banking Alliance (possibilité de sélection par région et pays) peut être consultée ICI .
[14] Site de Race to zero campaign des Nations Unis — La liste des participants de cette campagne (possibilité de sélections par type, pays, région…) peut être consultée ICI .
[17] A noter que Finance Watch retient une définition plus étroite des actifs fossiles que celles utilisées supra. Ont été ciblées ici (cf. méthodologie, page 20 du rapport) « les expositions de crédit liées à la prospection, à l’extraction et au soutien à l’extraction de ces ressources (c’est-à-dire les activités en amont), ainsi qu’à la production d’électricité à partir de ces combustibles, mais pas à la distribution par les principaux oléoducs et gazoducs ».
A noter également que les montants retenus ne concernent que les prêts mis en place par ces banques tels qu’ils ressortent de leurs comptes consolidés.
J’ai l’honneur d’être l’un des co-auteurs de cette étude de Finance Watch, organisation non-gouvernementale européenne, dont la vocation est « de contrebalancer le lobby de l’industrie financière ».
PS : les grands esprits se rencontrent ! Cette étude rejoint dans ses préconisations, celles formulées par l’Institut Rousseau dans sa réponse à la consultation du Comité de Bâle en mars 2022. (à voir ICI sur ce blog ou LA sur le site de l’Institut Rousseau)
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1 350 milliards de dollars d’expositions aux risques liés aux énergies fossiles et une sous-évaluation des risques
Les instances de surveillance du secteur bancaire sont de plus en plus préoccupées par les liens entre les changements climatiques et la stabilité financière. Le financement bancaire du secteur des énergies fossiles se situe au coeur du problème : en effet, les énergies fossiles sont le principal facteur d’accélération des changements climatiques, et de nombreux actifs associés aux énergies fossiles (« actifs fossiles ») devront être abandonnés avant la fin de leur durée de vie économique (« actifs échoués ») pour assurer la transition vers une économie neutre en carbone.
Finance Watch estime que les 60 plus grandes banques du monde sont exposées à des risques d’un montant d’environ 1 350 milliards de dollars liés à des actifs fossiles dans leurs bilans. Cette somme colossale est supérieure au montant des actifs à risque (« subprimes ») auxquels étaient exposées les banques juste avant la crise financière mondiale, et les instances de surveillance constatent que les risques actuels liés aux énergies fossiles ne sont pas encore pleinement pris en compte dans les exigences de fonds propres des banques. Cela pourrait compromettre la solvabilité et la stabilité financière des banques lorsque les risques liés au climat deviendront de plus en plus concrets.
La manière la plus cohérente et la plus efficace d’y remédier serait d’adopter une mesure technique, qui fait actuellement l’objet d’un examen par les législateurs de l’UE et du Canada, et qui consisterait à ajuster les exigences en matière de fonds propres afin de tenir compte des risques accrus associés au financement des énergies fossiles. Il faudrait alors :
appliquer un coefficient de pondération des risques sectoriels de 150 % aux expositions des banques à des actifs fossiles
Pour mettre en œuvre cette mesure, les banques auraient besoin de fonds propres supplémentaires. Dans une étude publiée récemment, Finance Watch analyse les répercussions sur les banques de l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 %, et conclut que cette proposition pourrait être mise en œuvre sans compromettre la capacité des banques à accorder des prêts.
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Fonds propres supplémentaires nécessaires au niveau mondial et en France
L’étude porte sur les 60 plus grandes banques du monde, parmi lesquelles les 22 plus grandes banques de l’UE en termes d’actifs, dont six sont françaises. On constate qu’en moyenne, l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 % aux banques actuellement exposées à des actifs fossiles exigerait une augmentation de leurs fonds propres équivalente à environ 3 à 5 mois de bénéfices de ces banques en 2021.
Le montant moyen des fonds propres supplémentaires s’élèverait à 2,69 milliards d’euros pour chaque établissement, ce qui équivaut à 2,85 % des fonds propres actuels des banques (au 31 décembre 2021) ou à 3,42 mois de leur bénéfice net pour 2021.
Les six banques françaises comprises dans cette étude – BNP Paribas, Crédit Agricole, Société Générale, BPCE / Natixis, Crédit Mutuel et La Banque Postale – ont un niveau global d’exposition aux énergies fossiles similaire à la moyenne mondiale mais supérieur à la moyenne européenne. À elles toutes, ces banques possèdent 125 milliards d’euros d’actifs fossiles dans leurs bilans, soit 1,31 % du total de leurs actifs, contre une moyenne de 1,05 % dans l’UE et de 1,47 % à l’échelle mondiale.
Cela signifie que les banques françaises devraient en moyenne mobiliser chacune 2,97 milliards d’euros de fonds propres supplémentaires, contre une moyenne de 2,69 milliards d’euros au niveau mondial ou de 1,36 milliard d’euros au niveau de l’UE, afin d’appliquer un coefficient de risque plus élevé à leurs actifs fossiles.
Compte tenu des bénéfices qu’elles ont dégagé en 2021, nous estimons que ces six banques françaises pourraient y parvenir en moyenne en 6,54 mois de bénéfices non distribués.
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Conséquences pour les prêts
Dans les années qui ont suivi la crise financière mondiale, les banques ont été en mesure de mobiliser un volume important de capitaux sur 18 à 24 mois, sans pour autant réduire leurs prêts ni leurs actifs totaux, en ayant recours à la rétention de bénéfices et à l’augmentation de leurs marges de crédit.
Le capital supplémentaire requis dans le cadre de la présente proposition est beaucoup plus faible et équivaut, pour les banques françaises, à accumuler six mois de bénéfices non distribués, même si, dans la pratique, les banques disposeraient de plus de temps pour y parvenir, car ce type de mesure est généralement mis en œuvre progressivement sur de plus longues périodes.
En prévoyant une période de transition adaptée, il serait tout à fait possible pour les banques de combler le nouveau déficit de capital grâce à des bénéfices non distribués, sans compromettre leurs capacités à accorder des prêts, ce qui est important pour assurer une transition durable.
Cela n’empêcherait pas les banques d’accorder des prêts au secteur des énergies fossiles, mais elles devraient prévoir une prime de risque plus élevée pour ces prêts afin de tenir compte des risques qui y sont associés.
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Conclusion
La révision législative en cours des règles prudentielles de l’UE pour le secteur bancaire – règlement et directive sur les exigences de fonds propres – est une occasion unique d’introduire une pondération sectorielle des risques pour l’exposition aux énergies fossiles. Les instances de surveillance devraient ensuite travailler en collaboration avec les banques pour mettre en place progressivement ces changements sur une période appropriée. Cette démarche est essentielle pour protéger les banques françaises contre les risques climatiques liés au financement du secteur des énergies fossiles et des bouleversements résultant de l’accélération des changements climatiques, sans pour autant réduire leurs capacités à accorder des prêts.
[ Cet article dont je suis l’un des co-auteurs, a initialement été publié sur le site de l’Institut Rousseau. Vous pouvez l’y consulter ICI ]
Intégration des enjeux climatiques dans la politique monétaire de la Banque centrale européenne : après ces premiers pas, la route reste encore longue
La BCE reconnait son rôle en matière de risque climatique : il était temps !
« La Banque Centrale Européenne prend de nouvelles mesures visant à intégrer le changement climatique à ses opérations de politique monétaire ». Tel est le titre du communiqué que la BCE vient de publier 1. Les dispositions suivantes seront mises en œuvre :
La BCE intégrera désormais des critères relatifs à la performance climatique des entreprises dans le cadre de son programme d’achat d’obligations d’entreprises (« Corporate Sector Purchase Program », CSPP) ;
La BCE limite la part des titres liés à des entreprises polluantesadmise comme garantie des emprunts des banques auprès des banques centrales des États européens, sous la forme d’une décote automatique de la valeur des titres les plus vulnérables aux risques climatiques 2 ;
La BCE contrôlera le respect par les entreprises de l’obligation de publier leurs informations climatiques (directive dite « Corporate Sustainability Reporting », CSRD), sous peine de les exclure de ses mécanismes de garantie de crédit ;
La BCE renforcera ses efforts d’évaluation et de gestion des risques climatiques, notamment par lamise en place d’un ensemble de normes communes pour intégrer les risques liés au climat dans les notations produites par les systèmes d’évaluation du crédit par les banques centrales nationales.
L’Institut Rousseau se réjouit de constater que la BCE sort de son positionnement attentiste en matière de risque climatique. Pour la première fois, elle reconnait explicitement la nécessité de prendre en compte le changement climatique dans ses opérations de politique monétaire, à rebours du ferme attachement au principe de neutralité des marchés qu’elle brandissait jusqu’alors pour justifier son manque de volontarisme à l’égard des enjeux climatiques. La BCE et ses dirigeants reconnaissent finalement le rôle primordial et moteur qu’ils doivent jouer dans l’indispensable transition que doit mener le système financier, au-delà des déclarations de principe. Ceci en particulier dans la juste appréciation des risques que constituent les actifs échoués, ces prêts mis en place à destination des filières dépendantes du charbon, du pétrole et gaz, et qui pâtiront de la transition écologique à venir (voir la note de l’Institut Rousseau qui traite du risque que représentent particulièrement les actifs fossiles : « actifs fossiles, les nouveaux subprimes »3).
Si les actions associées ne sont pas suffisamment ambitieuses, les déclarations de la BCE ne constitueront que les perles d’un très beau collier
La BCE admet finalement la validité des arguments des économistes qui appelaient intégrer les risques climatiques au cadre de politique monétaire européen – comme l’Institut Rousseau l’a fait dans nombre de ses travaux. Les raisons énoncées par la BCE pour justifier ce changement, toutes pertinentes et justifiées, ne constituent toutefois à ce stade que les perles d’un très beau collier.
Ainsi, la BCE reconnait que l’inclusion de critères liés aux risques climatiques permettra de « réduire le risque financier lié au changement climatique dans le bilan de l’Eurosystème ». Elle se dit prête à « soutenir la transition écologique de l’économie » pour permettre un « alignement sur les objectifs de l’accord de Paris et les objectifs de neutralité climatique de l’UE » (voir à ce sujet le rapport de l’Institut Rousseau sur les investissements nécessaires pour atteindre les objectifs de neutralité carbone en 2050 4).
La BCE cite également la nécessité d’« intégrer les questions liées au changement climatique au cadre de politique monétaire de l’Eurosystème » et enfin d’« inciter les entreprises et les établissements financiers à faire preuve de davantage de transparence en ce qui concerne leurs émissions de carbone, et à les réduire » (voir à ce sujet la note de l’Institut Rousseau appelant à une réforme de la règlementation financière en matière de climat 5).
On pourrait croire, à la lecture de ce communiqué, qu’au-delà des grandes déclarations de principe, la BCE et ses dirigeants prennent enfin conscience du rôle moteur et primordial qui doit être le leur dans la réorientation des flux financiers vers des produits soutenables du point de vue écologique, et dans la meilleure appréciation des risques que constituent les actifs « fossiles » mentionnés plus haut.
Les premiers pas effectués par la BCE démontrent effectivement un revirement de doctrine bienvenu, qui était attendu depuis que la revue stratégique de politique monétaire 6 en juillet dernier avait posé les prémisses d’une modification du cadre d’intervention, malgré le fait que la BCE n’avait alors pas explicitement accepté de renoncer à la doctrine de la « neutralité de marché ». Ce principe désigne le fait que la BCE s’efforçait jusqu’à présent d’investir dans des actifs financiers qui représentent fidèlement la masse de titres financiers en circulation, afin de ne pas créer de distorsion sur les marchés. Cela l’a empêchée jusqu’ici d’imposer des critères écologiques dans ses stratégies d’investissement. Le communiqué du 4 juillet 2022 représente donc un tournant majeur, en ce que la BCE reconnait pour la première fois explicitement la nécessité de prendre en compte le changement climatique dans ses opérations de politique monétaire, à rebours, peut-on espérer, du ferme attachement au principe de neutralité de marché dont elle faisait preuve jusqu’alors. Cette modification traduit un changement profond dans la manière d’envisager les risques climatiques et environnementaux, et reflète un consensus concernant la légitimité de l’action de la BCE dans le cadre de son mandat actuel pour lutter contre les dérèglements climatiques et favoriser la transition.
Toutefois, cette première avancée notable ne doit pas éclipser le fait que ces annonces demeurent pour l’heure largement insuffisantes au vu de l’ampleur considérable des changements à mener, et de l’urgence de la tâche.
Le périmètre et les délais de mises en œuvre des mesures annoncées : limites majeures de l’initiative de la BCE
Concernant les programmes d’achat, il faudra savoir ce que la BCE entend par « des émetteurs présentant de bons résultats climatiques » vers lesquelles elle veut orienter ses réinvestissements. La définition donnée, à savoir les entreprises ayant « une bonne performance climatique (qui) sera caractérisée par de faibles émissions de gaz à effet de serre, des objectifs ambitieux de réduction des émissions de carbone et des déclarations satisfaisantes en matière de climat », est très large et particulièrement floue. Elle devra notamment être précisée afin d’exclure les entreprises dont les plans d’alignement sont trop peu crédibles et relèvent avant tout d’une démarche de « greenwashing ».
L’une des limites principales de la mesure est que l’intégration de ces critères d’analyses environnementaux ne s’appliquera pour commencer qu’« aux seuls instruments de dette négociables émis par des entreprises n’appartenant pas au secteur financier (sociétés non financières) ». Cela signifie que cette mesure concernera exclusivement le programme d’achat du secteur privé (CSPP), soit une fraction minime des programmes d’achat d’actifs de la BCE qui sont essentiellement dédiés aux obligations souveraines d’États européens (« Public Sector Purchase Programme », PSPP). Par ailleurs, il est à noter que ces programmes avaient pour objectif initial de stimuler l’inflation afin qu’elle atteigne son objectif d’inflation de 2 %, conformément à la mission fixée par le traité fondateur de la Banque centrale européenne. Compte-tenu des niveaux récents d’inflation, qui dépassent très largement la cible de 2 % (8,1 % en mai 2022 puis 8,6 % en juin 2022), la BCE a annoncé en juin son intention de réduire progressivement ces programmes, jusqu’à l’arrêt complet 7. Ainsi, la décision d’inclure des critères climatiques dans le programme d’achat de titres de dettes émis par des entreprises intervient à quelques temps de la fin du programme, et sera donc suivi d’effets probablement très limités. Pour aller plus loin, la BCE pourrait instaurer un programme d’achats spécifique, ciblé et de long terme de titres émis par des entités ayant l’obligation d’investir dans la reconstruction écologique, notamment des banques publiques d’investissement.
Par ailleurs, la BCE entend désormais limiter « la part des actifs émis par des entités à empreinte carbone élevée qui peuvent être apportés en garantie par des contreparties dans le cadre d’emprunts auprès de l’Eurosystème ». Elle annonce également que désormais, « l’Eurosystème tiendra compte des risques liés au changement climatique lors de ses révisions des décotes appliquées aux obligations d’entreprise utilisées comme garanties ». Cette évolution s’inscrit en cohérence avec la suggestion de l’Institut Rousseau dans sa contribution à la consultation publique du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (CBCB) sur les risques climatiques 8. Elle pourrait en effet mener à appliquer une pondération de risque supplémentaire aux instruments financiers issus d’entreprise des filières et secteurs les plus intensifs en carbone, afin de refléter le risque additionnel pesant sur ces acteurs économiques qui seront les premiers affectés par les politiques publiques de transition écologique et énergétique. Toutefois, pour que les mesures annoncées soient suffisamment ambitieuses et contraignantes, la BCE devra préciser les critères retenus pour définir les « entités à empreintes carbone élevée ». Au-delà d’une simple décote, une partie de ces actifs devrait être tout simplement interdite comme collatéral au refinancement. Parmi ceux-là, les travaux de l’ONG Urgewalg qui a publié la « Global Oil and Gas Exit List 9 » (GOGEL) recensent plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 80% du secteur ainsi que la « Global Coal Exit List 10 » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon.
Ces mesures auraient pour effet d’obliger les banques à renforcer leurs fonds propres et à les rendre ainsi plus à même de faire face aux crises qui pourraient survenir. Les stress-tests climatiques réalisés par la BCE en 2022, et dont les résultats ont été publiés le 8 juillet 11, démontrent explicitement la corrélation entre l’intensité carbone des expositions des banques et les probabilités de défaut associées à celles-ci. Par ailleurs, ces risques de perte augmentent à mesure que les entreprises, les banques et les États tardent à engager la transition. Pour des raisons tant économiques qu’écologiques, il est grand temps d’agir !
La BCE annonce toutefois que la mise en œuvre de ces dispositions interviendra « à mesure que la qualité des données relatives au climat s’améliorera ». En effet, les données financières propres à la vulnérabilité de chaque établissement manquent toujours (ex. : émissions de gaz à effet de serre associées à chaque ligne de prêt, diagnostic de performance énergétique de chaque bien sous-jacent à un prêt immobilier). En revanche, les études et travaux relatifs au climat rédigés par le GIEC, l’Agence Internationale de l’Energie, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, l’Organisation Météorologique Mondiale – pour ne citer que ceux-là – tout comme les scénarios climatiques développés par le NGFS, le Réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier 12 sont suffisamment élaborés pour rendre compte de l’urgence à agir. Bien qu’ils soient encore perfectibles, ces travaux permettent toutefois d’agir sur le fondement du principe de précaution, une disposition définie lors du sommet de Rio de 1992 selon laquelle, malgré l’absence de certitudes dues à un manque de connaissances techniques, scientifiques ou économiques, les acteurs publics et privés sont tenus de prendre des mesures anticipatives de gestion de risques pour éviter des dommages potentiels immédiats et futurs sur le climat et l’environnement.
L’absence d’encadrement des conséquences climatiques des flux financiers, marge de progression majeure du cadre de politique monétaire
Une autre limite majeure des annonces de la BCE est justement qu’elles ne limitent que très faiblement et très indirectement la capacité du système bancaire à financer les secteurs des combustibles fossiles. Et on sait aujourd’hui que les grands établissements financiers mondiaux ne s’en privent pas – et sont même particulièrement généreux 13.
D’autant plus que, dans le contexte international, l’urgence climatique est devenue… moins urgente aux yeux des décideurs politiques. Du fait de la crise énergétique découlant du conflit russo-ukrainien, les acteurs publics et privés renoncent progressivement aux mesures encadrant ou limitant la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux issus de la fracturation hydraulique, désastreuse pour les nappes phréatiques, l’environnement et le climat. Les entreprises européennes portent à elles seules un nombre important de fossiles de grande ampleur et engageants sur le long terme, d’ores et déjà lancés (ports méthaniers, gazoducs) ou en cours de financement (notamment East Gas Program, EACOP, etc.). Les banques européennes sont ou seront engagées dans le financement de tous ces projets, et augmenteront ainsi le volume de leurs actifs risqués.
Pour contribuer à enrayer efficacement le processus de dérèglement climatique, la règlementation financière devrait être structurée autour d’une approche duale, en encadrant à la fois les risques mentionnés plus haut que le changement climatique fait peser sur la stabilité financière, mais également ceux auxquels les acteurs financiers exposent l’environnement et la société. À cet effet, nous réaffirmons l’importance que les institutions économiques européennes accélèrent les travaux d’élaboration d’une taxonomie brune, c’est-à-dire d’une définition européenne commune des instruments financiers considérés comme préjudiciables à l’environnement : la transformation indispensable de notre économie passera par une réorientation des flux financiers vers des activités plus soutenables, et donc par un processus de sortie de ces investissements dits « bruns ». Pour y arriver, les régulateurs et superviseurs devront pouvoir se fonder sur une norme européenne commune sur laquelle établir les règles visant à dissuader ou interdire les investissements dans certains secteurs d’activités. En permettant d’interdire le financement des activités les plus polluantes, l’élaboration d’une taxonomie brune emportera des conséquences vertueuses systémiques sur l’ensemble du secteur économique.
Pour conclure, il faut reconnaitre à cette revue de politique monétaire le mérite, essentiellement symbolique, de rompre enfin avec l’illusion de la « neutralité de marché » brandie par la BCE pour justifier son inaction à l’égard des enjeux climatiques. En prenant acte de la nécessité d’agir pour contrôler davantage le système financier en la matière, et en entérinant sa capacité à agir en ce sens dans le cadre de son mandat actuel, la BCE ouvre la voie politique, juridique et technique à de futures mesures plus radicales qui permettront d’aligner les flux financiers sur les objectifs des accords de Paris. Toutefois, cet optimiste doit pour l’heure être tempéré par le caractère restreint des mesures annoncées par la BCE, qui n’auront finalement qu’un effet de contrainte minime sur les flux financiers en circulation actuellement. Cette insuffisance est encore renforcée par les indications de calendrier avancées par la BCE : affichant l’intention de laisser aux acteurs financiers le temps de s’adapter à l’évolution du cadre de politique monétaire, les mesures de la BCE n’entreront en vigueur que très graduellement entre 2024 et 2026 pour les plus tardives.
Les derniers volets du sixième rapport du GIEC parus au cours des derniers mois l’ont pourtant réaffirmé avec force : les acteurs publics et privés doivent prendre des mesures immédiates, et drastiques, pour espérer contenir le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité à des niveaux soutenables pour l’avenir. En outre, les instruments présentés ici ne permettent pas d’imaginer la politique monétaire comme un véritable levier de la reconstruction écologique, ce qu’elle pourrait devenir si nous instaurions un financement monétaire de certaines dépenses écologiques, le financement long et à taux préférentiels des banques publiques d’investissements ou de fonds ad hoc agissant pour le climat, et cela grâce à des mécanismes de contrôle politique et citoyen qui lui font pleinement défaut aujourd’hui.
[2] Cette proposition avait notamment été faite dès février 2020 par Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean dans « Une monnaie écologique » publié aux éditions Odile Jacob.
[12] Le NGFS met à disposition l’ensemble des données et variables climatiques, énergétiques et économiques modélisées pour 132 pays dont ceux de l’Union Européenne Ses travaux couvrent les risques de transition et les risques physiques liés au changement climatique : https://www.ngfs.net/ngfs-scenarios-portal/
[ Cet article a initialement été publié sur le site de l’Institut Rousseau. Vous pouvez l’y consulter ICI ]
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« Nous marchons les yeux fermés vers la catastrophe climatique » ;
« Si nous continuons comme ça, nous pouvons dire adieu à l’objectif de 1,5 °C. Celui de 2 °C pourrait aussi être hors d’atteinte ».
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Ce cri d’alarme lancé par le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, lors d’une conférence sur le développement durable organisée par The Economist à Londres le 21 mars, ne peut que nous conforter dans le sentiment d’urgence qui a conduit l’Institut Rousseau à publier, il y a quelques jours, son rapport « 2% pour 2°C » ; rapport qui montre qu’il est totalement réalisable que la France s’inscrive pleinement et de façon volontaire et irréprochable sur la trajectoire du respect des Accords de Paris.
Antonio Guterres ne peut que s’alarmer – et regretter – qu’en dépit de l’aggravation de la situation, les émissions de gaz à effet de serre des grandes économies du monde ont continué d’augmenter ces dernières années, faisant craindre un réchauffement supérieur à 2°C, voire “bien supérieur ». Contrairement à toutes les habitudes consistant à ne citer aucun pays en particulier, Antonio Guterres n’a pas hésité à pointer du doigt l’Australie et une « poignée de récalcitrants » pour ne pas avoir présenté de plans significatifs à court terme pour réduire leurs émissions. Il ne nommait pas alors expressément la Chine et l’Inde qui ont refusé d’adhérer pleinement à l’objectif de 1,5°C et de fixer des objectifs plus ambitieux de réduction des émissions à court terme.
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Antonio Guterres appuie alors sa réflexion sur le second volume de son 6e rapport d’évaluation sur le changement climatique que le GIEC a publié le 28 février 2022 [1] et qui est consacré aux impacts, à l’adaptation et aux vulnérabilités au changement climatique.
Les conclusions des experts du GIEC dont les termes ont été négociés ligne par ligne par les 195 Etats membres, sont sans appel. Elles sont d’autant plus préoccupantes que les conséquences du réchauffement provoqué par les activités humaines se conjuguent au présent !
Sécheresses, inondations, canicules, incendies, insécurité alimentaire, pénuries d’eau, maladies, montée des eaux… De 3,3 à 3,6 milliards de personnes – sur 7,9 milliards d’humains – sont déjà « très vulnérables » au réchauffement climatique.
Dans le premier volet de son évaluation publiée en août dernier, le GIEC estimait que le mercure atteindrait le seuil de +1,5°C de réchauffement autour de 2030, soit bien plus tôt que prévu et de manière bien plus sévère. Il laissait toutefois une porte ouverte, évoquant un retour possible sous +1,5°C d’ici la fin du siècle en cas de dépassement. Le deuxième volet publié le mois dernier souligne que même un dépassement temporaire de +1,5°C provoquerait de nouveaux dommages irréversibles sur les écosystèmes fragiles, avec des effets en cascade sur les communautés qui y vivent, souvent les moins aptes à y faire face.
Le troisième volume du 6e rapport du GIEC [2] consacré aux solutions pour atténuer le changement climatique a été publié le 4 avril. Dans le communiqué de presse qui accompagne cette publication, les scientifiques du GIEC préviennent que pour « limiter le réchauffement à environ 1,5 °C, les émissions mondiales de gaz à effet de serre devraient atteindre leur valeur maximale avant 2025 puis diminuer de 43% d’ici à 2030 ». Nous avons trois ans pour conserver un monde ‘vivable’ ; si nous restons sur la trajectoire actuelle, le réchauffement serait de l’ordre de 3,2°C à la fin de ce siècle !
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Tout au long des 3 opus de ce 6e rapport, les experts du GIEC démontrent l’urgence à agir face aux risques croissants et de plus en plus visibles de l’élévation des températures ; risques qui vont s’amplifier avec « chaque fraction supplémentaire de réchauffement ». Ils démontrent aussi les conséquences de l’inaction sur toutes les populations (tant celles des pays riches que celles des pays moins favorisés et tant sur leur santé physique que mentale), sur les systèmes socio-économiques, sur les écosystèmes (qu’ils soient terrestres, d’eau douce ou marin) et sur la biodiversité. Encore et encore, ces scientifiques veulent nous convaincre que « le changement climatique menace le bien-être de l’humanité et la santé de la planète ».
Ils veulent aussi – et peut-être surtout – en convaincre les dirigeants et les décideurs pour les faire adhérer à l’idée qu’une gouvernance globale (i.e. impliquant tous les pays) et inclusive (i.e. fondée sur l’équité et sur la justice sociale et climatique), des politiques adaptées et de long terme et des efforts financiers très importants sont indispensables. Ils veulent ainsi les convaincre que les décisions politiques doivent dépasser les échéances électorales !
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L’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait pénaliser encore plus les actions en faveur du climat. Pour répondre à la crise climatique, nous avons besoin de paix, de solidarité, de coopération entre tous les États. Ainsi, par exemple, le Conseil de l’Arctique auquel la Russie participait, a suspendu tous ses travaux. Cet organisme intergouvernemental qui coordonne la politique dans cette région traite notamment des questions liées à l’exploration, à l’extraction des ressources et aux études d’impact environnemental ; sachant que l’Arctique est, après la forêt amazonienne, le deuxième plus grand puits de carbone au monde et que, pour l’instant, les mécanismes de la fonte du pergélisol et ses conséquences sont assez peu connues.
De nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz commencent quant à elles à « suggérer » de lever les mesures les limitant dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat.
Cela est totalement à rebours des préconisations de tous les scientifiques ; non seulement ceux du GIEC mais aussi ceux du Programme des Nations Unis pour l’Environnement, de l’Agence internationale de l’Énergie ou en France, du Shift Project, de négaWatt, de l’Institut Rousseau, de RTE, de l’ADEME… Tous prônent une réduction drastique de l’usage des combustibles fossiles et un développement rapide et important des alternatives à leur utilisation.
En Europe et en particulier en France, les lobbys de l’agro-industrie et tous les tenants d’une agriculture intensive et productiviste s’activent depuis son annonce pour tenter de réduire la portée de la stratégie « de la ferme à la fourchette », volet agricole du Pacte vert pour l’Europe – Green Deal – porté par la Commission européenne et visant à mettre en place un système alimentaire plus durable à l’horizon 2030. Arguant des conséquences de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire, ils avaient amplifié leurs actions. Ils viennent d’obtenir satisfaction !
Lorsqu’elle a présenté le 23 mars ses mesures d’urgence pour préserver la sécurité alimentaire mondiale et pour soutenir les agriculteurs et consommateurs européens touchés par les conséquences de la guerre en Ukraine, la Commission européenne a accepté de déroger temporairement aux règles régissant les terres à laisser en jachère pour la biodiversité. Elle a aussi mis en suspens le texte relatif à la limitation de l’usage des pesticides et des engrais d’ici 2030. Édulcorant ainsi très fortement les stratégies « de la ferme à la fourchette » et « biodiversité » qu’elle porte et réduisant à peau de chagrin une part notable de ses ambitions pour une agriculture respectueuse de l’environnement et du climat !
Certaines organisations professionnelles militent aussi – et le gouvernement français actuel semble aller dans leur sens – pour l’adoption de mesures visant à « simplifier » le droit de l’environnement dans le but de « faciliter » l’implantation des activités industrielles et de raccourcir les délais de traitement des dossiers pour les porteurs de projets industriels et logistiques. Ceci, est-il affirmé, dans l’optique de construire le plus rapidement possible, une plus grande autonomie stratégique et énergétique.
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L’urgence climatique est, aujourd’hui plus que jamais, un sujet qui doit être au cœur de nos préoccupations.
Le contexte actuel doit nous inciter à aller encore plus vite dans les politiques énergétiques visant à abandonner les énergies fossiles et dans celles visant à développer l’agroécologie et l’agriculture biologique en remplacement des pratiques conventionnelles. Il ne doit surtout pas servir de prétexte à un ralentissement des efforts à faire !
N’oublions pas qu’il n’y a qu’une seule Terre, qu’une seule humanité, qu’un seul futur !
Combien faudrait-il investir pour atteindre la neutralité carbone en 2050 ?
Gaël Giraud et 23 expertes et experts de l’Institut Rousseau (dont votre serviteur) ont travaillé pendant des mois à le quantifier, à chiffrer ‘ligne par ligne’ les investissements nécessaires. Le résultat ? 2%.
Il suffit de 2% du PIB pour limiter l’augmentation de la température à la fin de ce siècle dans les limites de l’accord de Paris.
Ce rapport est disponible sur le site de l’Institut Rousseau par ce lien :