Pour les partisans de l’A69 comme des autres projets écocides et climaticides, toujours les mêmes arguments et les mêmes poncifs

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Tout le narratif développé par les partisans de la construction de l’autoroute A69 Toulouse Castres constitue un véritable condensé des argumentaires que déploient les promoteurs de tous les projets destructeurs du vivant et de la biodiversité. On assiste ainsi autour de ce chantier écocide et climaticide, à la même litanie sans cesse répétée partout en France, des mêmes arguments et des mêmes poncifs ressassés et rabâchés ad nauseam !

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Le premier argument souvent avancé par les pro-A69 est qu’il s’agit d’un projet de plus de trente ans. A cette époque (lointaine), les enjeux environnementaux et climatiques, mais aussi sociaux, n’étaient pas aussi prégnants et importants qu’aujourd’hui. Et ces nouveaux impératifs viennent percuter de plein fouet et avec force, une idéologie d’un autre temps et de vieilles habitudes d’urbanisme et d’aménagements du territoire sur lesquelles iels s’arcboutent. Toutes sont devenues aujourd’hui anachroniques, si ce n’est dangereuses pour notre avenir à tous.

Cela montre surtout que ces élus et décideurs ne veulent pas prendre en compte les nouveaux enjeux imposés par les multiples dégradations de l’environnement et l’effondrement de la biodiversité ainsi que par le changement climatique et l’objectif de neutralité climatique (ou ‘net zéro’) en 2050.

Il n’entre pas dans notre propos ici de revenir sur ces enjeux. Dans leur lettre adressée à Emmanuel Macron début octobre 2023, 2000 scientifiques dont de nombreux co-auteurs du GIEC et membres d’institutions consultatives (Haut Conseil pour le climat et Conseil national pour la protection de la nature) ont clairement démontré l’inadaptation et l’incohérence de l’A69 sur le plan du climat et de la biodiversité.

Il faut aussi laisser les collectifs citoyens portant cette lutte (La Voie Est Libre, Extinction Rébellion, les Soulèvements de la Terre, la Confédération Paysanne, le Groupe National de Surveillance des Arbres, Une Autre Voie, France Nature Environnement, le Déroute des Routes) expliquer bien mieux que l’auteur de cette note ne saurait le faire, toutes les raisons impliquant que ce projet ne doit pas aller à son terme.

En fait, sur ce dossier comme sur tant d’autres, les décideurs politiques et économiques ignorent, ou tout du moins minimisent ou relativisent fortement, quand ils ne réduisent pas à une simple opinion, tous les faits scientifiques relatifs au réchauffement climatique et à son origine anthropique. Ce déni de la gravité des conséquences du changement climatique est particulièrement préoccupant ; et ce d’autant plus qu’il est largement partagé par une large partie de ces décideurs.

Les politiques d’adaptation et d’atténuation qui sont mises en place par les pouvoirs publics pâtissent ainsi de cette non-prise en compte de l’urgence actuelle et de l’inaction matinée de greenwashing qui prévaut. Ajoutée à cela la présentation de techno-solutions (le plus souvent encore à finaliser ou à découvrir) qui résoudront tous les problèmes, on se trouve dans une situation où les discours des décideurs politiques et économiques sont plus tournés vers le maintien d’un statu quo confortable et où leurs décisions sont prioritairement axées vers un développement économique sans fin et vers les profits à court terme d’entreprises privées ; quand elles ne le sont pas vers des « arrangements » d’ordre politique ou des objectifs purement électoralistes.

Ce déni est d’autant plus préoccupant que les décisions prises et les choix arrêtés aujourd’hui, tout comme les actions et les projets qu’ils promeuvent, engagent notre avenir. Construire l’A69, ce n’est pas seulement l’accaparement et l’artificialisation de près de 400 ha de terres agricoles, de zones humides et d’espaces naturels et/ou protégés ; ce n’est pas seulement l’abattage de milliers d’arbres, dont des centaines d’arbres centenaires ; ce n’est pas seulement la compensation carbone mise en avant par tous les pro-A69 dans la volonté de se dédouaner de la destruction du vivant. Faut-il rappeler que la communauté scientifique est particulièrement critique sur ce sujet, notamment sur la façon purement comptable d’appréhender la nature et sur les résultats incertains des mesures mises en œuvre. Tiens ! Juste une question toute simple : combien des petits arbres et des arbustes plantés en compensation d’un platane patrimonial centenaire seront-ils encore vivants dans un an ? Dans cinq ans ? Dans dix ans ? Ceci sachant que le taux de mortalité des jeunes plants d’arbres en 2022 a été de 38% !!!

Concernant l’A69 en particulier et les projets autoroutiers de façon plus générale, ce déni nous maintient dans un modèle de société dans laquelle la voiture individuelle (la ‘bagnole’ pour reprendre l’expression d’Emmanuel Macron) est le mode de mobilité privilégié alors qu’il faudrait favoriser d’autres modes de transport. Ces projets d’un maillage dense de rubans d’asphalte et de bitume sont le rêve d’un développement économique infini et de flux de marchandises venant de toujours plus loin, arrivant toujours plus vite et toujours en plus grandes quantités et qui nourrissent une surconsommation ; ils sont radicalement opposés à toute sobriété et à toute économie locale pourtant tellement souhaitables.

Cela nous ancre dans des pratiques incompatibles avec les transformations sociétales, sociales et économiques nécessaires pour atténuer, autant se faire que peut, les effets du dérèglement climatique et pour nous y adapter. Cela nous fige dans des modes de vie incompatibles avec les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ces infrastructures construites pour durer des décennies et des décennies aggravent les risques climatiques et reviennent à repousser les indispensables transitions et adaptations qui doivent être faites dès aujourd’hui !

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L’argument suivant assené avec véhémence et qui ne peut souffrir aucune contradiction, est que cette autoroute A69 va désenclaver le sud du Tarn. Ah, ‘désenclavement’ ! Ce mot magique dont personne n’est capable de donner une définition précise.

Sur le bassin de Castres Mazamet, il y a environ 50 000 emplois dont une part notable dans des entreprises d’envergure internationale ou nationale ? Est-ce cela un territoire enclavé ? Est-ce cela un territoire touché par « la pauvreté, l’isolement et le déclin » pour reprendre les termes de Carole Delga quand elle parle de la lutte pour le désenclavement du sud tarnais ? Castres est-elle une ville enclavée alors qu’elle arrive en tête en 2023 des ‘villes et villages où il fait bon vivre’ dans le Tarn et devance ainsi la préfecture, Albi ? Est-ce désenclaver que de remplacer une liaison routière correcte, même si sans doute améliorable, et gratuite par une autoroute parmi les plus chères de France ? Sachant que, selon les termes du contrat signé entre l’Etat et Atosca et les formules de révision des tarifs qui y sont inclues, les prix annoncés de 17€ pour les voitures et de 40€ pour les poids lourds seront revus… à la hausse ; l’aller-retour devrait être au minimum de 19,50€ dès l’ouverture ! Ce n’est pas sûr que la majorité des habitants de ce territoire aient les moyens d’utiliser cette autoroute.

Le poncif régulièrement martelé par les promoteurs de tels projets routiers ou autoroutiers est que ces infrastructures favorisent le développement économique et donc la création d’emplois. S’agissant de l’A69, le rapport définitif de l’enquête publique publié en février 2023 indique qu’Atosca n’a apporté « aucune démonstration concrète » quant à un impact économique favorable. Le constructeur de l’A69 s’est contenté d’annoncer un millier d’emplois environ mais uniquement pendant la durée des travaux.

Par ailleurs, les études liées à cette affirmation, tant en France que dans différents pays étrangers, montrent que les impacts économiques ne sont pas réellement significatifs ; dit autrement, elles montrent que la présence d’une autoroute n’est pas automatiquement génératrice d’une croissance économique ; voire qu’elle peut avoir un effet négatif du fait de l’exacerbation de la compétition entre territoires. En outre, ce développement économique intervient, quand cela est le cas, essentiellement en périphérie des villes concernées sous forme de zones commerciales et d’infrastructures logistiques.

Mais aussi, et peut-être surtout s’agissant de cette autoroute, l’A69 contribuera à accroître l’aire d’influence de Toulouse ; en « aspirant » en son cœur les activités industrielles, commerciales et marchandes, l’A69 va soutenir le développement économique de cette métropole au détriment de sa périphérie de plus en plus lointaine. Cela à un moment où la dé-métropolisation, à mettre en étroite corrélation avec une revitalisation des petites et moyennes villes et des territoires ruraux, est plus que jamais d’actualité ; et nécessaire. De ce fait, l’A69 pourrait transformer les villes de Castres et de Mazamet en banlieues (certes un peu éloignées géographiquement) de Toulouse ; elle pourrait être en définitive un facteur rendant le sud du Tarn moins dynamique tant économiquement que socialement ! L’exact contraire d’une politique renforçant l’autonomie de ce territoire pour permettre à ses habitants d’y vivre et d’y travailler. L’exact contraire de ce que les partisans de l’A69 affirment !

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Viennent ensuite tous les arguments tournant autour de la loi et de l’Etat de droit.

Bien sûr, l’Etat de droit et rien que l’Etat de droit dans le mensonge formulé tant par Clément Beaune et le préfet du Tarn que par les élus régionaux et locaux favorables à ce projet : « ce projet […] a été décidé démocratiquement et confirmé systématiquement par le juge », affirme ainsi dans un communiqué le ministère chargé des Transports. Or, tous les recours devant les tribunaux n’ont pas été jugés. Certes, des recours suspensifs ont été jugés et rejetés mais des recours sur le fonds sont toujours en suspens.

On peut d’ailleurs à ce sujet s’interroger sur la « logique » des tribunaux administratifs qui rejettent la plupart du temps, si ce n’est quasi systématiquement, les demandes de suspension des travaux et refusent ainsi d’attendre les jugements sur le fonds qu’ils prononceront par la suite. Alors même que ceux-ci peuvent juger que ces projets sont entachés d’illégalité.

Ainsi des arrêtés préfectoraux autorisant la création de quinze méga-bassines en Nouvelle-Aquitaine annulés début octobre 2023 car jugées inadaptées face aux effets du changement climatique. Ou ce même mois, toujours en Nouvelle-Aquitaine, le rejet d’un permis d’aménager une autre méga-bassine. Et ceci, alors que dans plusieurs cas, les travaux avaient commencé.

D’autres jugements emblématiques doivent être cités. C’est le cas du contournement de Beynac dans le Périgord où la cour administrative a ordonné, en décembre 2019, l’arrêt immédiat des travaux engagés ainsi que la démolition des ouvrages déjà réalisés ; démolition qui, à ce jour, n’a toujours pas démarré malgré des astreintes importantes que devront payer, in fine, l’ensemble des contribuables du département de la Dordogne.

Plus emblématique encore : le « grand contournement ouest » de Strasbourg. Les recours déposés en septembre 2018 ont été jugés en juillet 2021 alors que cette autoroute était construite à 90%. Les arrêtés préfectoraux autorisant les travaux n’étaient pas légaux ! En novembre 2021, suite à la fourniture de nouveaux arrêtés, la Cour administrative d’appel a autorisé sa mise en service en reprenant l’un des arguments de ses promoteurs : ne pas faire ce contournement aurait des « conséquences difficilement réparables » en termes de pollution de l’air et de bruit dans l’agglomération strasbourgeoise. Mais il aurait été ‘difficile’ de juger que cette construction quasiment terminée était illégale et devait être détruite !

Très problématique aussi, le soutien indéfectible des préfets à ces projets. Préfets qui se posent en garant de l’Etat de droit mais qui n’hésitent pas à bafouer la justice en autorisant les travaux alors que tous les recours déposés n’ont pas été jugés. Voire en les facilitant en usant (mésusant ?) des pouvoirs que leur donne leur fonction.

En la demeure, le préfet du Tarn a atteint des sommets ! Juste un exemple. Dans la nuit du jeudi 31 août, juste après minuit, l’abattage de platanes d’alignement a repris après la pause imposée par la législation environnementale afin de ne pas gêner la nidification des oiseaux. Dès le mardi précédant, un important déploiement de gendarmes a été mis en place pour ‘protéger’ le chantier : deux cents gendarmes, des équipes cynophiles, des hélicoptères avec des caméras thermiques, des drones policiers. Un déploiement impressionnant… et couteux pour le contribuable ! En outre, n’hésitant pas à dévoyer la loi, le préfet a pris un arrêté prétextant une battue aux sangliers ce qui a permis à la gendarmerie de bloquer des routes et d’empêcher les manifestants et des journalistes d’accéder à proximité du chantier.

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Ici comme partout ailleurs, le respect de la démocratie est aussi régulièrement mis en avant par des élus régionaux et locaux pro-A69, drapés dans leur écharpe tricolore et dans leur « légitimité » issue des urnes. Ils estiment que leur élection constitue une autorisation de faire ce qu’ils veulent pendant toute la durée de leur mandat.

Mais, sur ce sujet de l’A69 comme sur d’autres projets portant des atteintes graves et irréversibles à l’environnement et à la biodiversité, opposer la ‘démocratie’ aux alertes scientifiques est problématique. En les ignorant et en refusant ainsi de se projeter à moyen terme, en restant dans une vision strictement économique et souvent court-termiste, en ne prenant pas en compte les alarmes que constitue d’ores et déjà l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des événements climatiques extrêmes, ils empêchent l’acquisition par nos concitoyens de connaissances permettant des réflexions et des délibérations éclairées. Par leur défense de ces projets qu’ils appuient de tout leur poids grâce à leur notoriété, en opposant « la vie réelle » et la satisfaction d’une demande de consommation immédiate au fait que, pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, nous n’avons plus que cinq ans d’émissions au rythme actuel, ils alimentent un climato-scepticisme qui constitue un frein important aux évolutions et aux changements nécessaires dans les domaines économique, social et sociétal.

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Enfin, on ne peut pas terminer sans indiquer que, selon une enquête journalistique argumentée, les actionnaires des entreprises portant ce projet sont des très proches d’Emmanuel Macron et l’ont grandement aidé dans son accession à la présidence de la République, en particulier en soutenant activement et en finançant largement sa carrière politique.

Cela peut expliquer la crispation sur ce dossier du gouvernement et de la préfecture du Tarn et leur volonté de le mener à son terme le plus vite possible, coûte que coûte.

Cela peut aussi permettre de comprendre la violence déployée lors la manifestation ‘Ramdam sur le Macadam’ des 21 et 22 octobre près de Castres. Violence physique avec l’emploi de grenades lacrymogènes arrosant une foule pacifique dans laquelle familles et enfants étaient nombreux et noyant dans un nuage de gaz lacrymogène la ‘base arrière’ où étaient notamment installés la cantine et les espaces de soin ainsi que le camping. Violence physique avec les incendies de chaumes de paille secs déclenchés par les grenades lacrymogènes, incendies éteints par les manifestants alors que les grenades continuaient à pleuvoir. Violence ‘symbolique’ avec la charge des gendarmes juste au moment où des scientifiques tenaient une conférence sur les motifs issus de leurs savoirs pluridisciplinaires de s’apposer à la réalisation de cette autoroute. Violence de soi-disant journalistes quand, dans un journal appartenant au groupe Pierre Fabre, multinationale appuyant de tout son poids le projet de l’A69, les militantes et militants écologistes, qualifiés de « guérilleros » et de « commandos encagoulés et armés », sont comparés aux terroristes du Hamas. Violence dans la communication avec Gérald Darmanin twittant de façon mensongère, au moment où les gendarmes attaquaient, sur les « violences inouïes » à leur encontre ; information reprise sans filtre par nombre de médias. Violence encore dans la propagande, pardon, dans la communication faite par le préfet du Tarn parlant de 2500 manifestants radicalisés alors que la presse locale n’en comptait qu’environ 400.

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Le Club de Rome, pour le cinquantenaire du Rapport Meadows, a publié en octobre dernier un nouveau rapport, « Earth for All », dans lequel il imagine deux scénarios.

Le premier, baptisé « trop peu, trop tard », est la poursuite de la tendance actuelle. Le second, appelé « à pas de géant », propose une série de transformations rapides et profondes mais économiquement, techniquement et politiquement réalistes.

Le premier résulte d’une diminution trop lente et insuffisante des émissions de gaz à effet de serre et de la poursuite de l’effondrement de la biodiversité. Le second est le résultat d’un changement de cap radical simultanément sur les cinq axes que sont le climat, la biodiversité, la pauvreté, les inégalités et les rapports de genre.

Dans le premier, l’humanité fonce à toute allure, droit dans le mur ! Dans le second, les changements introduits permettent de rendre la Terre habitable pour tous.

L’autoroute A69, tout comme tous ces projets destructeurs du vivant et de la biodiversité poursuivis envers et contre tout pour que rien ne change malgré l’urgence et en ignorant toutes les alertes, ressortent très clairement de ce premier scénario, « trop peu, trop tard ».

C’est pourquoi ‘ici’ (dans le sud du Tarn mais aussi partout en France métropolitaine et dans les outre-mer) ‘et maintenant’ (aujourd’hui et en phase avec le droit des générations futures à vivre dans un environnement sain comme vient de le reconnaitre le Conseil Constitutionnel), tous ces projets écocides, climaticides et injustes doivent être abandonnés !

Quelques réflexions sur les transitions climatiques et environnementales, étroitement liées et imbriquées des entreprises et des banques

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[ Cet article a initialement été publié sur le site de l’Institut Rousseau. Vous pouvez l’y consulter ICI ]

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Dans le contexte des multiples dégradations de l’environnement et de l’effondrement de la biodiversité ainsi que dans celui du changement climatique et de l’objectif de neutralité climatique[1] ou ‘net zéro’ en 2050, les entreprises, les plus importantes certes mais aussi celles d’une taille plus modeste, sont confrontées à de nombreux risques – risques de transition(s), risques physiques, risques juridiques – qu’elles doivent anticiper pour s’adapter à un monde qui se réchauffe et qui est fortement impacté par les activités des êtres humains.

Les banques, du fait des engagements de leurs clients, des risques qu’ils encourent et des difficultés qu’ils peuvent (et pour certaines vont) rencontrer doivent de même anticiper ces problématiques et accompagner ces changements.

LA TRANSITION DES ENTREPRISES

De façon très large, les entreprises œuvrant dans des filières du charbon, du pétrole et gaz, tant conventionnels que non-conventionnels, ou qui en sont fortement – quand ce n’est pas totalement – dépendantes sont extrêmement nombreuses ; elles se situent dans de très nombreux secteurs d’activité. Il y a celles situées en amont de ces filières : prospection, extraction et soutien à l’extraction de ces combustibles fossiles ; celles en aval : production d’électricité à partir de ces énergies fossiles, transformation, stockage, distribution et commercialisation ; celles fabriquant des dérivés qui en sont directement issus : plastiques, engrais, détergents, produits cosmétiques, vêtements en synthétique, etc… ; celles pour qui les énergies fossiles constituent la principale source d’énergie : transport routier, aérien, maritime ; celles pour qui elles représentent une matière première indispensable : sidérurgie. Et pourtant, aux yeux du public, toutes ces entreprises sont essentiellement – voire exclusivement – symbolisées par les grandes majors pétrolières et gazières.

De très nombreux facteurs vont directement impacter l’ensemble de ces entreprises : les politiques publiques de tous ordres mises en œuvre pour réduire les émissions de gaz à effets de serre pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 ; celles pour lutter contre les pollutions et les destructions de notre environnement ; aussi toutes les actions pour limiter les impacts et réparer les dégâts sur la nature et sur la biodiversité ; les avancées techniques et technologiques y contribuant ; les évolutions nécessaires pour réaliser et contribuer à leur niveau aux transitions climatiques et environnementales ; les adaptations indispensables face aux nombreux changements de diverses natures induits… Ces impacts vont concerner tant l’activité, les process, les approvisionnements, les ventes… de ces sociétés, que leurs investissements dont certains vont devoir être mis hors service avant la fin de leur durée de vie économique ; on parle là d’  « actifs échoués ».

Les entreprises devront donc évaluer ce que l’on appelle leur « vulnérabilité climatique et environnementale » et qui résulte de l’analyse de leurs risques dans ces domaines. Un critère de plus à prendre en compte lors de la détermination de leurs orientations stratégiques et de leurs choix d’investissements.

L’ensemble des études menées[2] montre que, selon que la transition est effectuée d’une manière dite ‘ordonnée’ ou, à l’inverse, de manière trop tardive ou trop abrupte, les probabilités de défaut de ces entreprises (i.e. leurs capacités de faire face à leurs engagements financiers, voire de tout simplement ‘survivre’) augmentent parfois sensiblement. Avec des répercutions possiblement notables, par ce canal, sur la stabilité financière dans l’ensemble de l’économie.

On ne peut pas dire aujourd’hui que, dans ce domaine, « tous les voyants sont au vert ».

Dès le début de la guerre en Ukraine, de nombreux pays, y compris en Europe, se sont engagés dans une recherche effrénée de nouveaux approvisionnements en gaz et pétrole pour remplacer leurs importations russes, confortant ainsi leur dépendance aux combustibles fossiles. Parallèlement, insistant sur l’urgence due au contexte actuel, les entreprises du pétrole et du gaz accélèrent dans la recherche et l’exploitation de nouveaux gisements, en particulier ceux en eaux profondes et dans l’Arctique ou ceux de gaz et de pétrole de schiste qui, faut-il le rappeler, sont désastreux pour les nappes phréatiques et pour le climat. Ils s’impliquent aussi fortement dans la construction de nouvelles infrastructures destinées au transport et aux importations tels que les terminaux de gaz naturel liquéfié[3].

Au niveau mondial, les ministres de l’Energie des pays du G20 n’ont pas réussi fin juillet 2023 en Inde à s’accorder sur un calendrier permettant de réduire progressivement le recours aux énergies fossiles. Le charbon, qui est l’une des principales sources d’énergie de nombreux pays dont la Chine et l’Inde, n’est même pas mentionné dans le rapport final alors même qu’il est l’un des principaux contributeurs au réchauffement climatique. La réticence de certains pays producteurs de pétrole, Arabie Saoudite et Russie en tête, à une sortie rapide des combustibles fossiles est aussi pointée par les ONG présentes à Goa.

D’ailleurs, dans son tout récent scénario (octobre 2023), l’OPEP, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, prévoit une hausse de 16,5% de la demande de pétrole d’ici 2045 par rapport à 2022. Elle estime que 14.000 milliards de dollars d’investissements – soit environ 610 milliards de dollars en moyenne par an – sont nécessaires dans le secteur pétrolier pour combler cette demande. Cette organisation argue que ses membres ne font ainsi que répondre à la demande de leurs clients. Même si cela est en totale contradiction avec les préconisations de l’Agence Internationale de l’Energie qui prône depuis des années l’arrêt de ces investissements pour permettre au monde d’atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.

Le rapport de synthèse du GIEC[4] publié en mars 2023 (dont le résumé à l’intention des décideurs a été adopté par 195 pays) appelle à un sursaut international immédiat pour saisir l’espoir, maintenant très tenu, de limiter le réchauffement à 1.5°C ; objectif que toutefois, de plus en plus de scientifiques s’accordent à considérer comme inatteignable. Notamment, le GIEC appelle à des réductions profondes, rapides et soutenues des émissions de gaz à effet de serre ; autrement dit, en filigrane, à la réduction rapide et soutenue des émissions liées aux énergies fossiles. Et il indique qu’en cas de poursuite des politiques actuelles, la planète se dirige vers un réchauffement de 2.8°C à la fin du siècle ; voire plus.

Ainsi de la Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15) qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022. Son objectif était de freiner un aspect crucial de la crise écologique : l’effondrement de la biodiversité ; ceci tant au niveau de la diversité écologique – les écosystèmes – que de celle des espèces – ce que l’on appelle la « sixième extinction des espèces », crise causée par une seule espèce, la nôtre, alors que les cinq extinctions précédentes dans l’histoire de la Terre avaient des facteurs exogènes. L’accord qui en est issu est assez largement critiqué comme n’allant pas assez loin pour sauvegarder la nature et la biodiversité ; en particulier, il ne vise à protéger, d’ici à 2030, ‘que’ 30 % des terres et des mers de la Terre. Et pourtant, les scientifiques sont formels, le temps presse. 75% de la surface terrestre est déjà altérée par l’activité humaine et la prospérité du monde est en jeu : plus de la moitié du PIB mondial dépend de la nature et de ses services.

Le premier rapport de l’IPBES[5], ‘’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services’’, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, publié en mai 2019, alertait déjà sur l’effondrement du vivant. Il pointait que l’agriculture industrielle et la consommation de viande étaient les causes majeures de ce déclin. Dans son rapport de juillet 2022, l’IPBES observe que la nature n’est protégée que si elle rapporte de l’argent et qu’à l’inverse, certains services, certes plus indirects comme la régulation du climat ou le sentiment d’appartenance culturelle qu’elle nous rend, ne sont pas pris en compte.

Après d’avoir pris haut et fort des engagements pour contribuer activement à la lutte contre le réchauffement climatique, les entreprises du secteur du pétrole et du gaz – notamment les trois majors européennes, BP, Shell et TotalEnergies – sont en train de revenir sur leurs engagements. La crise énergétique et les conséquences de la guerre en Ukraine ont fait exploser les prix du gaz et du pétrole. En 2023, en totale contradiction avec l’impératif de se passer de plus en plus des énergies fossiles, la consommation mondiale de pétrole devrait battre des records. Ces entreprises préfèrent ainsi miser sur des profits à court terme. Quitte à reporter à plus tard leur transition vers la neutralité climatique ; ainsi que celle de toutes les sociétés en aval.

Les appels à effectuer une pause dans la réglementation environnementale européenne ou à la rendre moins contraignante se multiplient ; et ce, jusqu’à être repris au plus haut niveau de certains états (dont la France) et au Parlement européen. On ne peut que craindre que cela ne survienne quand on voit que les demandes de réduction de la portée de la stratégie « de la ferme à la fourchette », volet agricole du Pacte vert pour l’Europe – Green Deal – porté par la Commission européenne et visant à mettre en place un système alimentaire plus durable à l’horizon 2030, ont été satisfaites dès le début du conflit ukrainien. En effet, à la fin du premier trimestre 2022, la Commission européenne a accepté de déroger temporairement à certaines de ces règles, notamment celles régissant les terres à laisser en jachère.

Les entreprises sont par ailleurs de plus en plus confrontées aux risques de litige via les procès dits climatiques. Ces initiatives, au nombre de 2180 en 2022 selon le comptage effectué par le Programme des Nations Unis pour l’environnement (PNUE)[6], visent surtout les états, avec succès parfois. A preuve, en France, l’« affaire du siècle » dans laquelle des ONG ont réussi à faire condamner l’état pour son inaction climatique[7] ; ou le récent procès (juin 2023) sur la biodiversité et contre « l’effondrement du vivant » qui s’est conclu par la condamnation de l’état pour le préjudice écologique engendré par les pesticides dont il ne fait pas respecter les obligations de réduction ; ou encore plus récente (juillet 2023), la décision d’un Tribunal administratif imposant à l’Etat de renforcer la lutte contre les algues vertes dans un délai de quatre mois. Ainsi en Allemagne, la Cour constitutionnelle a obligé le gouvernement à revoir ses objectifs climatiques à la hausse, au motif que les libertés des « générations futures » – et en particulier leurs droits fondamentaux à la vie et à la santé – étaient menacées par le « fardeau écrasant » de la réduction des émissions de gaz à effet de serre envisagée après 2030 ; celle-ci reportait sur les épaules des générations à venir le gros des efforts à fournir pour freiner le changement climatique. De même aux Pays-Bas où, dans le cadre du procès ‘Urgenda’, l’État néerlandais a été jugé « responsable » pour ses carences en matière d’action climatique au nom de son devoir de vigilance envers ses concitoyens.

Mais ces procédures sont de plus en plus orientées vers les multinationales dans le but d’obtenir de la Justice des condamnations les contraignant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, à stopper et à réparer leurs atteintes à l’environnement et à la biodiversité – voire à demander des compensations pour les victimes, à respecter les engagements qu’ils ont pris en matière environnementale et climatique ou à dénoncer certaines de leurs assertions et déclarations dans ces domaines. En 2021, sur 200 procès climatiques intentés, 10% ciblent des entreprises. Les entreprises productrices de pétrole (ExxonMobil, BP, Shell, TotalÉnergies, Perenco…) et de charbon (American Electric Power, RWE…) sont majoritairement visées ; mais des constructeurs automobiles (Volkswagen, BMW, Mercedes), des compagnies aériennes (dont Air France), des banques (BNP Paribas), des industriels (Arcelor-Mittal, Nestlé/Nespresso, Danone/Evian) et des groupes de distribution alimentaire (Casino) sont également visés.

Un nouveau front judiciaire a en outre été ouvert tout récemment (octobre 2023) avec la plainte déposée contre TotalEnergies, non pas devant une juridiction civile comme c’était le cas antérieurement mais devant une juridiction pénale. Cette plainte vise des faits qui s’apparentent à un climaticide ; elle ne compte pas moins de quatre infractions graves[8].

Le risque réputationnel est évident. Pour une entreprise, être attaqué en justice pour ces motifs alors que sa communication fait état de ses efforts conséquents en matière écologique, environnementale et climatique est du plus mauvais effet. La presse suit de près ces procédures et relaye les expertises des ONG les engageant et leurs arguments sur les conséquences environnementales ; elle en assure ainsi la médiatisation. Cela porte ces affaires devant le grand public et en explique les enjeux. Cela permet aussi de désigner des « responsables », si ce n’est des « coupables », parfois même avant que la Justice n’ait statué ; ce qui incite (ou devrait inciter) ces multinationales à faire une plus grande part à leurs responsabilités, à leurs actions et à leurs allégations d’ordre climatique et environnemental.

Le risque juridique est, à ce jour, relativement faible. Sur les procédures engagées, seule une a débouché sur la condamnation de l’entreprise visée (en l’occurrence, Shell à La Haye en mai 2021) à renforcer ses mesures de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Mais plusieurs affaires doivent encore être jugées en première instance ou en appel ; en outre, de multiples actions se profilent sur la base de griefs de plus en plus variés sur les politiques climatiques, les communications qu’elles en font et les pratiques antiécologiques (pour ne pas dire écocides) des multinationales.

Une étude[9] du ‘’Grantham Research Institute on climate change and environment’’ de la London School of Economics montre que les litiges climatiques présentent un risque financier pour les entreprises cotées dans la mesure où ils font baisser le cours de leurs actions. Le dépôt d’une plainte ou la publication d’une décision de justice a une conséquence négative sur leur valeur boursière. Selon cette étude, la valeur attendue des actions est en baisse de 0,41%, avec des variations selon les étapes du processus : – 0,57% en moyenne après le dépôt d’une plainte et -1,5 % après un jugement défavorable.

A titre d’exemple, quand Shell est condamné à La Haye en mai 2021, son action recule de 3.8%. Lorsque TotalEnergies est assigné en justice en janvier 2020 par une quinzaine de collectivités et plusieurs ONG pour son inaction climatique, le cours de son action baisse de 1.4%. Nouveau recul de 3.6% en novembre 2021 lorsque qu’en appel, la compétence du tribunal de Nanterre est confirmée. Et le 31 mai 2023, jour d’une audience devant le juge sur ce dossier, nouvelle baisse de 1.4% ; après 3.4% la veille.

On doit mentionner aussi les actions et les procès plus ‘locaux’, souvent moins médiatisés, portés contre des entreprises en vue de les amener à modifier ou à annuler leurs projets ou à mettre fin à des nuisances. Ainsi, à titre d’exemple, de la contestation en Serbie contre la création par le géant anglo-australien Rio Tinto d’une mine de lithium[10] ; ainsi de la lutte contre l’extension par RWE de la mine de charbon de Lützerath dans l’ouest de l’Allemagne ; ainsi de la fermeture administrative temporaire d’une partie de l’usine Arcelor Mittal de Fos-sur-Mer, l’un des sites les plus émetteurs de CO2 de France, du fait de rejet de produits toxiques et de poussières supérieurs aux seuils légaux[11]. Ainsi des très nombreux projets destructeurs de l’environnement et fortement contributeurs à l’émission de gaz à effet de serre partout en France[12] et qui sont souvent trop peu connus.

LA TRANSITION DES BANQUES

Les enjeux financiers liés à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris et à la prévention et la réparation des dégâts environnementaux (passés, présents et futurs), doivent ainsi être envisagés sous un double aspect. Le premier, qui concerne les communautés financières publique et privée dans leur ensemble, est celui de l’accompagnement de la transition environnementale et climatique jusqu’aux niveaux fins que sont celui de l’entreprise, de la plus grande à la plus petite et celui du particulier. Mais cela n’est pas l’objet de la présente note. Le second concerne la gestion par les établissements bancaires des relations avec leurs clients et de leur accompagnement, au quotidien et à moyen et long terme, tant en financements qu’en investissements, dans leurs évolutions et leurs transformations imposées par ces enjeux et objectifs.

Pour reprendre l’adage populaire : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient et pas ceux qui les font ».

La majorité (pour ne pas dire la quasi-totalité) des grands établissements bancaires se sont engagés en ce sens en tant que membre des alliances de la Glasgow Financial Alliance For Net Zero (GFANZ)[13] et de signataire de l’initiative onusienne Race to Zero[14].

Mais, les banques – tout comme les sociétés d’assurances et les sociétés d’investissement et de services financiers, parfois filiales de groupes bancaires – continuent de financer massivement les énergies fossiles. Le rapport ‘Banking on climate chaos 2023’ de Reclaim Finance [15] montre ainsi que « le financement des énergies fossiles par les 60 plus grandes banques mondiales a atteint 5500 milliards de dollars américains au cours des sept années suivant l’adoption de l’Accord de Paris, avec un financement de 673 milliards de dollars uniquement pour les énergies fossiles en 2022 ». On est loin des engagements pris !

Loin derrière leurs homologues étatsuniennes et canadiennes, les banques françaises sont particulièrement actives en matière de soutien aux énergies fossiles, notamment au niveau européen. L’an passé, BNP Paribas a mis en place 20 milliards de dollars US de financements auprès des entreprises de ces filières, montant en augmentation de plus de 20% sur 2021 ; dont 5.5 milliards de dollars en Europe. Le Crédit Agricole (11.7 Milliards de dollars globalement et 6.1 milliards en Europe) a aussi enregistré une augmentation de ses concours (6%). La Société Générale (11.1 Milliards de dollars globalement et 3.4 milliards en Europe) connait par contre un repli de ses nouveaux prêts pour la deuxième année consécutive.

Dans son rapport ‘‘A safer transition for fossil banking’’[16], Finance Watch chiffre à 1354 milliards de dollars US l’exposition des 60 plus grandes banques mondiales aux actifs fossiles[17]. Les engagements des 22 banques européennes dont les états financiers consolidés ont été analysés, se montent à 239 milliards de dollars US ; dont près de 60% sont détenues par les 6 banques françaises.

Tous les financements et les investissements mis en place par les banques contribuent inévitablement, par les moyens de prospecter, d’investir, d’opérer mis à la disposition de ces entreprises, à de colossales émissions supplémentaires de gaz à effets de serre et à de nouvelles atteintes à l’environnement et à la biodiversité. Ils retardent d’autant la décarbonation de ces filières et, par ricochet, de tous les secteurs dépendant de ses produits. Tous ces « actifs fossiles » des banques basés sur ce qui risque de devenir des « actifs échoués » des entreprises constituent un risque très important pour les établissements bancaires[18].

Et plus les établissements financiers tardent à en prendre conscience, plus ces risques augmentent. Car plus eux et leurs clients tardent à s’engager dans une transition ordonnée, plus cette transition s’effectuera de façon désordonnée. Et plus les risques de défaut – i.e. de difficultés à honorer ses engagements – et de défaillance – i.e. d’incapacité à les honorer – augmenteront. Et plus les risques de fragilisation des établissements financiers seront importants, y compris ceux qualifiés de systémiques qui sont aussi les plus engagés dans les énergies fossiles. Ce qui pourrait déboucher sur des crises financières et monétaires de grande ampleur. Faut-il rappeler que toutes les études montrent qu’il y a urgence ?

La Banque Centrale Européenne semble paraître soucieuse de « soutenir la transition écologique de l’économie » et de « réduire le risque financier lié au changement climatique dans le bilan de l’Eurosystème ». Elle reconnait qu’elle a un rôle en matière de risques climatiques ; elle a ainsi décidé d’intégrer le changement climatique dans ses opérations de politique monétaire[19]. Certaines dispositions vont indéniablement dans le bon sens ; on peut notamment citer la limitation des titres des entreprises liées aux énergies fossiles admis en garantie de ses opérations de refinancement ; cela pourrait faciliter la réorientation des flux financiers vers des produits soutenables du point de vue écologique.

Mais le caractère somme toute limité des dispositions annoncées et la volonté affichée de laisser du temps aux établissements bancaires de s’adapter à ces nouvelles contraintes, repoussant certaines mesures à 2027, font craindre que ces mesures n’aient qu’un impact limité et décalé sur les financements concernés.

Cela est d’autant plus regrettable que le dernier test de résistance prudentiel – stress test – réalisé auprès de 104 banques importantes par la Banque Centrale Européenne[20] et à vocation essentiellement ‘pédagogique’, montre que les établissements bancaires de la zone euro doivent se concentrer davantage sur les risques liés au climat. La BCE les invite à intensifier urgemment leurs efforts pour mesurer et gérer les risques climatiques.

Ce stress test a montré que «60% des banques n’ont pas de dispositif adéquat de gestion des risques liés au climat » et que seuls 20% des établissements « prennent en compte le climat comme une variable lorsqu’elles accordent un prêt ». Ce qui n’est pas sans susciter quelques inquiétudes dans la mesure où cet exercice met aussi en exergue que, « en termes agrégés, près des deux tiers des revenus que les banques tirent de leur clientèle de sociétés non financières provient de secteurs à fortes émissions de gaz à effet de serre. Dans bien des cas, les ‘émissions financées’ sont produites par un nombre limité de contreparties importantes, ce qui accroît l’exposition des banques aux risques de transition ».

Le test de résistance montre par ailleurs que, dans le scénario de transition à court terme et dans les deux scénarios de risques physiques retenus, les pertes de crédit et de marché s’élèvent à environ 70 milliards d’euros, en termes agrégés, pour les 41 banques européennes concernées. La BCE relève néanmoins que, très certainement, ce montant pourrait être bien supérieur dans la mesure où le risque climatique tel que retenu par les modèles est considérablement sous-évalué par rapport au risque réel et qu’il ne reflète donc qu’une fraction du danger réel.

Un signe positif toutefois ! La Banque de France a annoncé que la cotation qu’elle attribue aux entreprises et qui permet d’évaluer leur santé financière, va intégrer des critères environnementaux ; d’abord à une population d’entreprises-test dès 2024 puis étendu progressivement à la totalité des entités cotées. Cette cotation est déjà utilisée par les banques dans leurs décisions d’octroi de crédit et dans les conditions dans lesquels ils sont consentis. Si la mesure de la vulnérabilité climatique et environnementale des entreprises, et donc les critères de l’attribution de cette composante, est suffisamment pertinente, rigoureuse et poussée, cette évolution pourrait conduire à des augmentations du coût des crédits. Celles-ci devraient être de plus en plus importantes au fil du temps si les risques climatiques et environnementaux ne sont pas pris en compte ; en cas donc d’immobilisme face au changement climatique. Un motif supplémentaire pour que les entreprises fassent une transition de façon volontaire et ordonnée et non pas subie et dans l’urgence.

Une régulation politique est absolument indispensable pour arriver à une transformation réelle et rapide du modèle des banques. Car on ne peut que constater qu’à ce jour, les engagements volontaires de ces établissements financiers ne sont le plus souvent que des opérations de greenwashing qui ne se reflètent que partiellement, voire pas du tout, dans les politiques de financement et d’investissement mises en place.

Il doit être imposé des obligations légales et/ou réglementaires, et donc contraignantes et sanctionnables, à tous les acteurs financiers – les banques mais aussi les compagnies d’assurance et les sociétés d’investissement et de service financiers – pour qu’ils s’inscrivent sur une sortie ordonnée de leurs activités à destination des entreprises portant atteinte, de quelque façon que ce soit, à l’environnement, les énergies fossiles en priorité. Elles doivent ainsi se positionner sur une trajectoire quantifiée de réduction de leur empreinte carbone ; à savoir s’engager sur une diminution des émissions de gaz à effet de serre issues de leurs activités de financement et d’investissement. Par exemple (et non exclusivement), cela pourrait passer par l’obligation pour tous les prêteurs, les assureurs et les investisseurs que leurs opérations soient conditionnées (covenants, accords de prêt, clauses de sauvegarde, etc…) à des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre des entreprises bénéficiaires et/ou à des engagements de non-pollution de l’eau, des sols et de l’air.

Mais il semble quelque peu illusoire d’espérer de telles décisions de la part de nos dirigeants et des décideurs actuels ! Jusqu’à aujourd’hui, leurs actions se limitent le plus souvent au strict minimum quand cela ne constitue pas à de simples et inefficaces « appels à faire mieux » ; le terme « supplique » serait d’ailleurs plus approprié.

Un levier sur lequel il est plus aisé d’intervenir est celui de la réglementation bancaire. De nombreuses analyses vont toutes dans le même sens : il faut renchérir le coût des financements aux entreprises les plus destructrices de l’environnement et du climat ; dit autrement, même si ce n’est pas très ‘politiquement correct’, il faut renchérir le coût des financements des entreprises écocides et climaticides !

L’Institut Rousseau, dans sa réponse à la consultation du Comité de Bâle en matière de réglementation bancaire écologique[21], a proposé d’attribuer à ces entreprises, du seul fait de leur activité dans certaines filières ou certains secteurs, une notation exprimant au minimum des réserves, sans dérogation possible. Cela exclurait les titres de créances sur ces entités du collatéral demandé pour un refinancement par la Banque Centrale Européenne.

Cela aurait comme impact d’augmenter le coût des financements mis en place et, en en diminuant la rentabilité, aurait un impact dissuasif supplémentaire sur les entreprises ‘polluantes’ bénéficiaires. Au niveau des établissements bancaires, cela permettrait de renforcer leur solidité par les allocations en fonds propres supplémentaires que cela induirait et par le renforcement de leur liquidité à court terme. Il est proposé, dans un premier temps, en attendant que soient développés des outils robustes de mesure du risque climatique, de s’appuyer sur les travaux de l’ONG Urgewald[22] et notamment sur la « Global Oil and Gas Exit List[23] » (GOGEL) qui recense plus de 900 entreprises liées à l’industrie du pétrole et du gaz et qui couvre ainsi plus de 95% du secteur et la « Global Coal Exit List[24] » (GCEL) qui compte plus de 1000 entreprises du secteur du charbon.

Finance Watch, dans son rapport ‘A safer transition for fossil banking’[25], constate qu’en moyenne, l’application d’un coefficient de pondération des risques de 150 % aux banques actuellement exposées à des actifs fossiles exigerait une augmentation de leurs fonds propres équivalente à environ 3 à 5 mois de bénéfices de ces banques en 2021. Ce qui est relativement peu au regard des enjeux. Il convient de noter que globalement, l’effort des banques européennes (4,75 mois de bénéfice) serait supérieur à celui des établissements nord-américains et asiatiques analysés dans cette étude.

La proposition de Nicolas Dufrêne et Alain Grandjean dans leur livre ‘Une monnaie écologique’ de décoter automatiquement les titres les plus vulnérables au changement climatique, va dans le même sens. Il convient selon les auteurs d’assumer, entre autres outils de politique économique, une politique monétaire libérée des dogmes qui la restreignent et qui repose sur des choix, plutôt qu’une « gestion » monétaire toute entière tournée vers la préservation de la stabilité des prix.

CONCLUSION

Risques de transition(s) pouvant conduire à un énorme bouleversement, voire à un chamboulement complet de leur activité, de leurs conditions d’exercice, de leur environnement et de leurs marchés ; risques physiques liés à l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des évènements climatiques et des catastrophes naturelles ; risques de litige dans leurs volets réputationnel, juridique et financier. Les risques auxquels font face aujourd’hui – et feront face demain – les entreprises sont nombreux et ne peuvent qu’aller croissants s’ils ne sont pas bien anticipés.

Il en est de même pour les banques qui sont impactées du fait de leurs relations commerciales et financières avec ces entreprises – clientes. Le risque pour les établissements financiers – mais aussi pour les sociétés d’assurances et pour les sociétés d’investissement et de services financiers – qui n’ont pas anticipé et préparé ces évolutions, est d’être confronté à des problèmes importants du fait des difficultés, voire des faillites, d’entreprises dont elles sont créancières et/ou actionnaires. Ce qui pourrait conduire à une crise financière, possiblement très importante.

Ce qui accentuerait les problématiques à affronter pour lutter contre le réchauffement climatique et pour protéger, préserver la nature !

Il y a donc vraiment urgence à ce que, dès aujourd’hui, entreprises et banques s’engagent résolument dans cette voie. Et ce, avec un appui ferme des pouvoirs publics.

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[1] Le terme de ‘neutralité climatique’ est plus précis (et a été préféré ici) à celui de ‘neutralité carbone’. Telle qu’introduite par l’article 4 de la Convention de Paris, la neutralité climatique vise à équilibrer les émissions et les absorptions par des puits, de l’ensemble des gaz à effet de serre et pas seulement du dioxyde de carbone qui ne représente qu’environ 80% des gaz à effet de serre de la planète. Cet équilibre est entendu au niveau mondial et non pas au niveau microéconomique dans lequel le terme de neutralité carbone, associé uniquement au dioxyde de carbone, est souvent utilisé.

[2] Voir notamment les deux billets de chercheurs de la Banque de France :

[3] Selon un rapport publié en décembre 2022 par l’organisation américaine Global Energy Monitor, 26 nouveaux projets de terminaux d’importation de gaz naturel liquéfié (GNL) ont été annoncés en Europe depuis le début de la guerre en Ukraine.

Lien vers le rapport : https://drive.google.com/file/d/1ZjHa2XZsGo-6zNiTlIL7vrm37EHth_nm/view

[4] Rapport de synthèse du 6ème rapport d’évaluation du GIEC et son Résumé pour les décideurs

[5] Site de l’IPBES : https://www.ipbes.net/

[6] Lien vers le communiqué de presse du PNUE : https://www.unep.org/fr/actualites-et-recits/communique-de-presse/les-contentieux-lies-au-climat-ont-plus-que-double-en

Lien vers le rapport « Global Climate Litigation Report », juillet 2023 : https://wedocs.unep.org/bitstream/handle/20.500.11822/43008/global_climate_litigation_report_2023.pdf?sequence=1&isAllowed=y

[7] En février 2021 par le Tribunal administratif de Paris et en mai 2023 par le Conseil d’Etat

[8] Les infractions visées par la plainte des quatre associations à l’origine de la procédure sont : l’ « abstention de combattre un sinistre », l’ « homicide involontaire », les « atteintes involontaires à l’intégrité de la personne » et la « destruction ou la dégradation d’un bien appartenant à autrui de nature à créer un danger pour les personnes ».

[9]  https://www.lse.ac.uk/granthaminstitute/wp-content/uploads/2023/05/working-paper-397_-Sato-Gostlow-Higham-Setzer-Venmans.pdf , Mai 2023

[10] A noter par ailleurs le projet d’Imerys d’ouverture d’une mine de lithium en France, dans l’Allier, d’ici 2027 ou la découverte en Bretagne, au beau milieu d’une zone écologique protégée, d’un gisement de lithium que le gouvernement souhaite exploiter.

[11] Plusieurs plaintes judiciaires pour dépassement des seuils de pollution atmosphériques émanant de riverains et d’associations sont par ailleurs en cours.

[12] Lien vers la carte des luttes écologiques et environnementales en France établie par Reporterre : https://reporterre.net/La-carte-des-luttes-contre-les-grands-projets-inutiles

[13] Site du Glasgow Financial Alliance for Net Zero  —  La liste des banques signataires via Net-Zero Banking Alliance (possibilité de sélection par région et pays) peut être consultée ICI .

[14] Site de Race to zero campaign des Nations Unis  —  La liste des participants de cette campagne (possibilité de sélections par type, pays, région…) peut être consultée ICI .

[15] Reclaim Finances : Banking on climate chaos 2023

[16] Le rapport en anglais A safer transition for fossil banking ; et son résumé en français

[17] A noter que Finance Watch retient une définition plus étroite des actifs fossiles que celles utilisées supra. Ont été ciblées ici (cf. méthodologie, page 20 du rapport) « les expositions de crédit liées à la prospection, à l’extraction et au soutien à l’extraction de ces ressources (c’est-à-dire les activités en amont), ainsi qu’à la production d’électricité à partir de ces combustibles, mais pas à la distribution par les principaux oléoducs et gazoducs ».

A noter également que les montants retenus ne concernent que les prêts mis en place par ces banques tels qu’ils ressortent de leurs comptes consolidés.

[18] Voir sur le site de l’Institut Rousseau, l’étude « Actifs fossiles, les nouveaux subprimes ? Quand financer la crise climatique peut mener à la crise financière »

[19] Voir la note de l’Institut Rousseau : Intégration des enjeux climatiques dans la politique monétaire de la Banque centrale européenne : après ces premiers pas, la route reste encore longue

[20] Voir le communiqué de la BCE

[21] Voir sur le site de l’Institut Rousseau la note : Consultations en matière de réglementation bancaire écologique : notre réponse

[22] Site de l’ ONG Urgenwald  +  site de l’ONG Urgewald en anglais

[23] Global Oil and Gas Exit List

[24] Global Coal Exit List

[25] Cf. note 8